Editorial du « Monde ». Trop peu, trop tard. L’antienne des « gilets jaunes » sur les concessions fiscales du gouvernement au niveau national risque de trouver un certain écho sur le plan européen. Après des mois de tractations et d’atermoiements, la France et l’Allemagne se sont enfin mises d’accord sur un projet de taxation du chiffre d’affaires des géants américains d’Internet, dont le savoir-faire technologique n’a d’égal que leur créativité dans l’optimisation fiscale.

Mais cette mesure, qui apparaissait comme un signal important pour l’Union européenne (UE) en instaurant un peu plus de justice fiscale, est déjà largement vidée de sa substance et ne sera soumise à l’approbation des Vingt-Sept qu’en mars 2019. Quant à sa mise en œuvre, en cas d’accord, elle n’interviendra pas avant janvier 2021. Une fois de plus, les égoïsmes nationaux et les règles institutionnelles européennes sont en train de conduire à un immobilisme mortifère.

Gâchis politique

A ce stade du processus, la fameuse « taxe GAFA », comme une devanture à l’abandon, a déjà perdu deux lettres. Seuls Google et Facebook seraient concernés par ce nouvel impôt, tandis qu’Amazon et Apple y échapperaient. Pour convaincre l’Allemagne, la France a dû faire des concessions en limitant l’assiette au seul commerce des données liées à la publicité en ligne, alors que Paris, relayé par la Commission européenne, souhaitait qu’elle englobe également la revente de données par les commerçants en ligne, les plates-formes et les éditeurs de services. Résultat : la taxe ne devrait rapporter que 1,3 milliard d’euros au lieu des 5 milliards escomptés au départ. C’est-à-dire que le coût de la collecte de l’impôt risque d’être supérieur à ses propres recettes !

Les responsabilités de ce gâchis politique sont largement partagées. L’Allemagne d’abord, qui, en adoptant une attitude timorée, a cru pouvoir se prémunir de rétorsions commerciales américaines. Il est toutefois naïf de croire que couper la poire en deux sur la « taxe GAFA » va dissuader l’imprévisible Donald Trump de taxer l’automobile allemande. A l’arrivée, il fera comme bon lui semble s’il estime que le rapport de force qu’il a instauré est en sa faveur.

Réticences

De ce point de vue, le président américain a déjà gagné la partie face à une UE tiraillée par les intérêts particuliers de chacun de ses membres. Autant on peut comprendre les réticences de l’Europe du Nord sur l’idée d’un budget européen, comparée par un diplomate européen à « l’ascension de l’Everest en tongs », autant ce projet de fiscalité des géants d’Internet paraissait à la portée des Vingt-Sept. La déception n’en est que plus grande.

Le gouvernement français n’est pas non plus au-dessus de tout reproche. Le volontarisme tricolore motivé par l’obsession de permettre à Emmanuel Macron de brandir un trophée avant les élections européennes de 2019 a conduit à braquer certains partenaires, qui ont fini par se lasser du ton professoral adopté par Paris.

Enfin, bien qu’édulcoré, il n’est pas évident que le projet réussisse à être finalement adopté. La règle de l’unanimité risque de se heurter aux réticences de l’Irlande, qui a toujours réservé un traitement de faveur aux GAFA, et à celles du Danemark, de la Suède et de la Finlande, qui ne voient pas très bien ce qu’ils ont à y gagner. En cas d’échec, le ministre des finances, Bruno Le Maire, a promis, jeudi 6 décembre, que la France instaurerait une « taxe GAFA » au niveau national. Reste que, pour l’UE, ce serait une nouvelle occasion manquée.