A l’ancien palais de justice de Dakar, lors de la biennale d’art contemporain Dak’art, au Sénégal, le 4 mai 2018. / Stringer . / REUTERS

Chronique. Un trait majeur de la vie africaine contemporaine est l’extraordinaire fossé qui sépare les domaines politiques et économiques et les sphères artistiques et culturelles. Il ne s’agit pas seulement de l’ignorance, du mépris et de la condescendance qu’éprouvent les classes régnantes à l’égard de la culture, ou de l’absence de soutien des arts et des lettres de la part des grandes entreprises, banques et conglomérats engagés dans l’extraction des richesses du sol et du sous-sol africain.

Les choses sont bien plus graves. A peu près partout, l’enkystement de régimes prédateurs et la cristallisation autoritaire contrastent avec le bouillonnement intellectuel, la créativité artistique et l’inventivité des sociétés elles-mêmes. L’Etat est littéralement en guerre contre la culture et, à quelques exceptions près, le pouvoir s’exprime par opposition à tout ce dont elle est le nom (intelligence, raffinement, civilité) et à tout ce qu’elle représente.

Pas de libération sans création

Tel ne fut pas toujours le cas. Préoccupées par le sort de leurs peuples à l’époque du colonialisme triomphant, les élites africaines et diasporiques avaient, tôt, compris à quel point la destruction des univers culturels autochtones et le saccage de leurs objets avaient conduit à la perte des repères symboliques et ouvert la voie à une aliénation durable.

Pour cette raison, le nationalisme anticolonial érigea le combat culturel en une dimension constitutive du projet d’autodétermination. Convaincu qu’une parenté intrinsèque reliait fascisme, hitlérisme et colonialisme, Aimé Césaire estimait qu’il n’y avait pas de libération sans création. Dans Nations nègres et Culture (1954), Cheikh Anta Diop faisait dépendre la renaissance de l’Afrique de l’émergence d’une nouvelle conscience historique. Pour Frantz Fanon, Amilcar Cabral, Alioune Diop, Agostinho Neto et tant d’autres, le réveil culturel était le point de passage obligé de toute remontée nègre en humanité.

Au demeurant, beaucoup de leaders de la période postindépendance se targuaient d’être cultivés et la plupart se revendiquaient ouvertement d’une version ou l’autre de l’humanisme moderne. Du reste, la première génération des chefs d’Etat africains comptait d’importants penseurs et écrivains, voire des figures qui accordaient une place éminente à la fonction intellectuelle. Léopold Sédar Senghor fut, sans conteste, l’un des plus grands poètes du XXe siècle. En plus d’être l’auteur de nombreux essais politiques, Julius Nyerere consacra beaucoup d’énergie à la modernisation du swahili, la langue nationale de la Tanzanie. Comment imaginer Sékou Touré sans les Ballets africains ? Il n’y a pas jusqu’à la tyrannie de Mobutu Sese Seko qui ne portait, quelque part, l’empreinte de Luambo Makiadi et de la rumba congolaise.

Des socialismes et communautarismes « africains » à l’idéologie de « l’authenticité », les premières décennies de la décolonisation ne furent pas seulement marquées par la volonté des Etats nègres de se servir des arts et de la culture comme moyens de consolidation des nouveaux pouvoirs. Ils y eurent également recours en tant que moyen d’affirmation d’une identité nationale naissante. Peu importe si, ce faisant, ils finirent par la bureaucratiser plus qu’ils ne battirent des institutions et infrastructures effectives. A l’époque, les arts et la culture n’étaient guère conçus comme des champs d’activité autonomes. Pour les régimes en place, ils avaient pour fonction première de légitimer le nouvel ordre des choses et, souvent, d’asseoir une domination de nature charismatique. Parce que les effets corrosifs du racisme colonial étaient encore prégnants, leur autre fonction était de défendre et d’illustrer « la personnalité nègre » et ses valeurs de civilisation. Le Festival mondial des arts nègres de Dakar en 1966 et le Festac à Lagos en 1977 représentèrent, de ce point de vue, de spectaculaires vitrines, la démonstration en acte de la fonction apologétique assignée a l’art.

L’effacement des grands imaginaires

A partir des années 1980 cependant, ce fragile équilibre est rompu. Depuis lors et hormis quelques rares exceptions, l’enclavement de ces différentes sphères, leur cloisonnement et leur évolution divergente se sont notablement accentués.

Une décennie à peine après les indépendances, l’on assiste en effet à un effacement progressif des grands imaginaires qui avaient accompagné le mouvement de décolonisation. Si, tout au long des années 1970 et 1980, la libération totale des dernières colonies portugaises et le démantèlement des Etats racistes d’Afrique australe demeurent un horizon actif, le rêve d’un Etat fédéral panafricain, par contre, s’étiole. En butte à une critique incessante et de plus en plus acerbe de la part des philosophes, la négritude est largement discréditée. La glaciation des frontières héritées de la colonisation aidant, la balkanisation du continent devient irréversible. Le projet de « construction nationale » lui-même peine à survivre aux coups d’Etat à répétition, aux guerres civiles et autres conflits sanglants.

A ce profond désarroi politico-culturel s’ajoute une grave crise économique. C’est en Afrique, en effet, que s’expérimentent en partie, dès les années 1980, les premières modalités néolibérales de gouvernement du capitalisme. Lourdement endettés, la plupart des Etats nouvellement indépendants sont placés sous la tutelle des institutions financières internationales. Bientôt, leur souveraineté fortement érodée, ils succombent les uns après les autres aux diktats des bailleurs de fonds. Suite aux thérapies de choc infligées au corps social, les politiques d’ajustement structurel se soldent par des coupes sombres dans les budgets alloués à la culture. Très vite, nombre d’Etats abandonnent toute velléité d’entreprendre des initiatives d’envergure dans ce champ.

La scène intellectuelle, quant à elle, ne cesse de se fragmenter. Des le milieu des années 1970, la littérature, symbole vivant du désenchantement postcolonial, entre en rébellion ouverte. Au délabrement des infrastructures culturelles (musées, théâtres, archives, maisons d’édition) s’ajoute la clochardisation des universités. Dans le cadre du commandisme dominant et en conséquence de la caporalisation de la société, les espaces dévolus à la critique sociale se ferment petit à petit.

En l’absence de mécènes locaux et d’un vibrant marché des arts, le soutien à la vie intellectuelle, culturelle et esthétique est dévolu aux institutions étrangères. Celles-ci interviennent désormais au gré des goûts et priorités changeantes définies de l’extérieur par des acteurs le plus souvent invisibles. Dans la majorité des cas, l’Etat se coupe littéralement de la culture ou en minore l’importance. De l’intelligentsia, il tolère à peine les voix dissidentes. Les premiers chefs d’Etat se voulaient des hommes de culture. La génération suivante n’en a cure. Dans presque tous les domaines, les voix africaines autonomes disparaissent ou sont réduites au silence. Beaucoup choisissent l’exil.

Une reconnaissance internationale forte

Abstraction faite des migrations subséquentes au cycle de la sécheresse qui frappe le Sahel dans les années 1970, les premières vagues de déplacements plus ou moins massifs lors du dernier quart du XXe siècle se font en direction des Etats-Unis. Elles sont le fait de classes moyennes et instruites menacées par l’appauvrissement et fuyant la brutalité et la corruption.

L’intégration de ces professionnels (enseignants, médecins, juristes, comptables, ingénieurs etc.) au sein de la société américaine est relativement aisée. Originaires de pays tels que le Ghana, le Nigeria, l’Ouganda ou le Kenya, ils disposent en effet d’un capital culturel non négligeable. Chose inhabituelle à l’époque, ils sont rejoints, à partir des années 1980, par la première vague des professionnels francophones souvent formés en France, mais privés d’opportunités dans ce pays désormais en proie à la xénophobie. S’étant naturalisés, la plupart des nouveaux arrivants forment, dès lors, la troisième strate afro-diasporique, les deux premières étant constituées des Africains-Américains et des Afro-Caribéens. Contrairement à ces derniers, ces nouveaux Américains d’origine africaine ne sont pas des descendants directs des anciens esclaves.

C’est donc à partir de la diaspora que se reconstituent, à partir des années 1990, les voix africaines les plus influentes et les plus audibles, celles qui forment désormais l’avant-garde culturelle et intellectuelle de ce début de siècle. Faite de grands commissaires d’exposition, chanteuses d’opéra, compositeurs et instrumentistes, photographes, hommes et femmes de théâtre, cinéastes ou spécialistes des arts plastiques ou performatifs, écrivains ou penseurs, elle jouit de plus en plus d’une reconnaissance internationale forte. Elle est présente sur la scène mondiale, porteuse d’un discours non orthodoxe sur l’Afrique et défendant des positions en rupture avec ce que l’on entend généralement aussi bien dans les anciens pays colonisateurs qu’en Afrique même. Les grands flux culturels, artistiques et intellectuels qui animent l’Afrique au début de ce siècle portent, d’un bout à l’autre, sa signature.

Les Etats-Unis et, de manière générale, le monde anglo-saxon constituent l’épicentre de ces nouveaux flux culturels que ne cessent d’amplifier les technologies numériques. Cette hégémonie s’explique par des facteurs historiques et institutionnels. Depuis le XIXe siècle, qu’il s’agisse de la croisade pour l’abolition de l’esclavage, du mouvement des droits civiques ou de la lutte contre l’apartheid, toutes les grandes luttes historiques à forte teneur universaliste et ayant un rapport direct ou indirect avec le sort des Africains ou des gens d’origine africaine dans le monde y ont leurs origines.

De tous les pays industrialisés, c’est également aux Etats-Unis que le fait nègre aura été le plus politisé et que la présence politique des descendants d’Africains dans la sphère publique aura été la plus visible et la plus affirmée. En réalité, la portée globale de leur influence culturelle y a toujours été de loin disproportionnée par rapport à leur poids démographique. Résultat en partie de la stricte ségrégation sociale et spatiale à laquelle le racisme d’Etat les a longtemps confinés, ils ont en effet été obligés de développer leurs propres institutions (écoles, églises, syndicats, journaux, banques et fonds d’assurance, collèges et universités). Afin de combattre la destitution à laquelle ils étaient condamnés et faire valoir leur statut de citoyens, ils ont dû forger des traditions militantes multiséculaires, développer des capacités de mobilisation et de prise de parole autonome et se doter de leaders capables de plaider en leur nom propre leur propre cause. L’ensemble de ce travail politique n’aurait guère été possible sans la production, sur le temps long, d’énormes gisements artistiques, préalables à toute décolonisation psychique.

Afrocentrisme, afrofuturisme et afropessimisme

Mais l’hégémonie des diasporas africaines basées aux Etats-Unis dans la circulation des nouveaux flux mondialisés s’explique aussi par le fait que le travail culturel et artistique y a toujours été porté par de puissants courants intellectuels dont l’influence s’étend largement au-delà des milieux académiques. En effet, y compris dans les grandes universités américaines, l’essentiel de la production des connaissances et de l’enseignement sur les réalités africaines-américaines est, de nos jours et pour l’essentiel, entre les mains des principaux intéressés.

Contrairement à la France, où l’interprétation de l’histoire et des « choses africaines » demeure sous le contrôle des Non-Africains et où maintes configurations institutionnelles et disciplinaires font assez peu cas des savoirs non occidentaux, c’est cette prise de pouvoir intellectuel qui a permis l’éclosion de courants tels que l’afrocentrisme et l’afrofuturisme. Aujourd’hui, il n’y a ni grande ni petite université qui ne dispose d’un département d’études africaines et africaines-américaines. C’est également cette reprise du pouvoir intellectuel qui a favorisé l’émergence des courants dits postcoloniaux et leur critique de l’eurocentrisme et de l’universalisme abstrait. Dans cette grande fécondation, l’on ne saurait négliger l’influence des « féminismes noirs », encore moins, depuis le début du siècle, celui du courant dit « afropessimiste ».

La plupart de ces courants sont avant tout préoccupés par la question de l’identité et du racisme. Il n’y est pas tant question de l’Afrique proprement dite que des Noirs en général, de leur destinée dans l’histoire de la modernité, de leur situation minoritaire en Occident et des formes historiques d’adversité auxquelles ils continuent de faire face. L’Afrique y sert surtout de métaphore, un lieu imaginaire aussi bien qu’une irremplaçable ressource symbolique. Or même si, qu’ils le veuillent ou non, le sort des Noirs dans le monde est étroitement lié au devenir du continent, celui-ci n’est pas peuplé que de Noirs. Il est, foncièrement, un instantané du monde.

Il reste donc à définir ce que le signe africain pourrait être, non pour les autres et aux yeux des autres, mais pour l’Afrique elle-même, en sa force et sa puissance propre, dans le champ intellectuel, culturel et artistique mondial de notre temps. Certes, sur la longue durée, le continent demeurera le lieu approprié pour un tel travail. Mais rien n’empêche que la saison culturelle « Afrique 2020 » organisée par la France l’année prochaine selon la volonté du président Emmanuel Macron, s’essaie à un tel exercice l’espace d’un instant, en quoi elle gagnerait au demeurant en nouveauté et originalité. Il faudrait, pour ce faire, partir de quelques constats.

Les portes du lointain se sont élargies

Dans les arts, les lettres et la pensée, le ronronnement sur l’identité et la différence, la tradition et la modernité, ou encore l’universel et le particulier a fait son temps. Il faut passer à autre chose. L’ère est aux paradoxes. L’un des drames de l’Afrique a toujours été son incapacité historique à conserver, chez elle, le meilleur d’elle-même. Cette tendance à la défection et à la dissipation est, à la vérité, sa principale énigme. Au cours du dernier quart du XXe siècle, l’on a assisté à une intensification de la double dialectique de l’ouverture et de la clôture, de la fragmentation et de la relocalisation. Avec le recul du projet de « construction nationale » qui avait caractérisé les années postindépendance, le local est devenu le lieu d’ancrage de maintes expressions culturelles, artistiques et politiques.

Ce réinvestissement du local est allé de pair avec une réaffirmation tout aussi forte des identités ethniques et lignagères et un regain du nativisme et de l’autochtonie. Il n’est cependant pas certain que la puissance politique du local soit, en toutes circonstances, régressive. Par contre, il est tout à fait possible qu’en misant sur le caractère horizontal, polycentrique et réticulaire de la vie symbolique africaine, l’expression intellectuelle et artistique gagne aussi bien en intensité et en cristallisation qu’en extension et en mouvement.

Simultanément, les portes du lointain se sont élargies. Ceci s’est traduit concrètement par une relance des pratiques de la circulation et la montée en force des dynamiques migratoires. Vers la fin du XXe siècle, ces processus mis ensemble ont débouché sur une internationalisation sans précédent des pratiques sociales et culturelles, puis de la création symbolique. La foule des nouveaux objets d’art produits depuis lors atteste de cette extension latérale des imaginaires africains contemporains. On commence à trouver maints aspects de cette extension dans le roman, le cinéma, la danse et la musique, la photographie, la mode, les arts culinaires, le théâtre et autres arts performatifs, l’animation numérique.

Face à la destruction des milieux de vie en conséquence de la double prédation interne et externe et de l’accélération des dynamiques d’extraction des richesses africaines, les grandes révoltes silencieuses du début du XXIe siècle ont pris la forme de luttes pour la conquête du droit à la circulation et à la mobilité. Il s’agit de bien davantage que du simple droit à la migration, que ce soit hors du continent ou à l’intérieur de celui-ci. Le droit de migrer n’est qu’un aspect d’une aspiration plus large, le droit à la vie. Pour beaucoup en effet, l’existence elle-même se confond de plus en plus avec la capacité de se déplacer, de traverser les frontières et de s’installer là où se présentent les meilleures opportunités. Bien que parfois spectaculaires, la plupart de ces soulèvements silencieux contre toutes sortes d’obstacles à la circulation sont acéphales. Elles n’ont aucun centre. La défrontiérisation du monde ou en tout cas de l’Afrique est l’un de leurs enjeux centraux, l’extension du droit à la mobilité représentant, dans ce contexte, la phase ultime de la décolonisation du continent.

Cette double question de la défrontiérisation et de la décolonisation est au centre des préoccupations de la nouvelle avant-garde intellectuelle et artistique. Au fur et à mesure que de nouvelles plateformes artistiques, intellectuelles et culturelles se mettent en place sur le continent, des corridors inédits voient le jour. Il en est ainsi des galeries et centres d’art, du renouveau muséal, des marchés d’art (Johannesburg), des biennales (Dakar en particulier), des revues (Nka, Chimurenga, Kwani), qu’il s’agisse du théâtre ou du cinéma (Ouagadougou), de la photographie (Lagos, Bamako) ou de la musique. Ils accueillent ou sont à l’origine ou au point de rencontre de flux divers. Mais le fait le plus inédit et le plus prometteur est sans doute le tournant planétaire, à peine amorcé, de la création africaine.

L’Occident en panne d’imagination

Sur le plan mondial, l’Afrique n’est ni le plus grand émetteur de dioxyde de carbone, ni l’épicentre de la consommation débridée caractéristique de cet âge algorithmique du capitalisme. Mais c’est sans doute la région du monde qui risque de subir les effets les plus néfastes de la carbonisation de la vie terrestre. D’ores et déjà, c’est le continent où la double prédation interne et externe et l’accélération des dynamiques d’extraction s’avèrent être les plus intenables, aussi bien pour la Terre que pour l’humanité elle-même.

Dans ces conditions, habiter le monde, c’est nécessairement en prendre soin et le partager avec d’autres. En retour, le partager avec d’autres espèces est la condition même de sa durabilité. Il ne s’agit donc pas de tout casser pour pouvoir recommencer à tout construire. Ici, la catastrophe n’est pas nécessairement une chance. Elle n’offre pas nécessairement à l’humanité la chance d’exister différemment, de tout reconfigurer. Il reste tant à explorer, et c’est cette sensibilité que porte la nouvelle avant-garde intellectuelle et artistique.

Pour le reste, il se pourrait que l’Occident, dont la domination du monde aura été sans partage pendant quelques siècles, soit effectivement arrivé au terme de son projet sur Terre. L’épuisement des utopies aidant, l’envie de changement ne s’y exprime plus que dans le langage de la renationalisation, du posthumanisme ou, pis, dans celui de la fin du monde. Las de ce qu’il a frénétiquement bâti au prix d’une colossale violence et paralysé par la forme qu’a pris l’existant, il est en panne structurale d’imagination.

L’expression artistique n’y est plus un hymne à la joie ou une véritable expérience de la pensée et de la rencontre. La frénésie prestidigitatrice a colonisé les arts performatifs. A la faveur du tournant numérique, la vacuité des formes a pris le dessus sur l’ouverture vers l’inconnu, celui ou cela que l’on n’attend pas. Elle n’est plus qu’une interminable ratiocination sur le soi en proie à l’hallucination et au stress, possédé par le démon de la marchandise, hanté et torturé par tout ce qu’il aura fabriqué, à commencer par la machine et autres gadgets technologiques.

Ce n’est guère le cas en Afrique, ce continent dont l’histoire est, ainsi que le répète souvent Felwine Sarr, à la fois la plus vieille et la plus jeune de toute l’humanité.

Mais pour pouvoir marquer le siècle, l’art africain devra s’émanciper à la fois de l’ethnologie et de la sociologie. C’est à cette condition qu’émergera, à partir des créations africaines, un discours esthétique de dimension planétaire. L’émergence d’un tel discours suppose une alliance neuve entre la pensée critique et la critique de l’art, ainsi que des convergences neuves entre les arts plastiques, les arts performatifs et les arts numériques. Elle requiert également une radicale redécouverte des qualités formelles des objets africains, à la faveur des débats en cours sur leur restitution.

L’art du XXIe siècle ne sera africain qu’à la condition d’une franche décolonisation esthétique.

Achille Mbembe est, avec Felwine Sarr, co-auteur d’Ecrire l’Afrique-Monde (Paris, Philippe Rey, 2017) et co-initiateur des Ateliers de la pensée de Dakar.