L’avis du « Monde » – à ne pas manquer

Closer et Tchekhov, le jeu des petits potins et la marche à la mort (des êtres, des classes sociales) : Valeria Bruni Tedeschi combine des ingrédients destinés à produire un brouet infâme. Et par quelque miracle, ces Estivants s’élèvent au-dessus des considérations mondaines, laissent loin derrière leurs modèles pour devenir une célébration intime de la vie et de la création.

Témoignant d’un grand sens pratique, Valeria Bruni Tedeschi offre la clé du film dès la première séquence. Elle est Anna, cinéaste italienne établie en France, qui, dans une rue du 16e arrondissement de Paris, s’apprête à franchir la porte du Centre national du cinéma (CNC) pour soumettre son nouveau projet à la commission de l’avance sur recettes. Elle est encadrée d’un producteur ronchon (Xavier Beauvois) et de son compagnon, un acteur italien, Luca (Riccardo Scamarcio), avec qui elle doit prendre la route des vacances juste après son audition.

Mais Luca préfère rester à Paris, et il n’y a pas besoin de beaucoup le cuisiner pour savoir que ce qui le retient, c’est une autre femme. Si bien que, lorsqu’Anna pénètre dans la salle de réunion où l’attendent les membres de la commission (parmi lesquels elle a placé le documentariste américain Frederick Wiseman, sans doute pour rappeler, par sa présence, qu’on ne peut jamais tenir à l’écart la réalité), elle est défaite au point que son pitch ne convainc pas grand monde. Son film est « fragile », est-elle obligée de convenir.

Comme dans un alambic complexe dont les serpentins s’entrecroisent, on assiste à une double condensation

La suite des Estivants, située dans une villa de la Côte d’Azur, dévoilera un peu plus de la substance du projet né sous de si tristes auspices ; on y reconnaîtra Un château en Italie, le précédent long-métrage de la réalisatrice. Autant que la chronique d’un été calamiteux dans un cadre paradisiaque, Valeria Bruni Tedeschi met en scène le processus de distillation par lequel la vie se fait fiction. Et comme dans un alambic complexe dont les serpentins s’entrecroisent, on assiste à une double condensation : dans la fiction, le scénario d’un film qui ressemble à Un château en Italie naît dans la douleur ; sur l’écran bien réel auquel vous faites face, se forme une œuvre nouvelle – Les Estivants.

Cette chambre d’écho étourdissante se laisse oublier la plupart du temps. Les Estivants relève avant tout de la comédie cruelle et mélancolique. Seules quelques pau­ses laissent le temps de se pencher sur les abîmes qu’explore Valeria Bruni Tedeschi. Et, contrairement à l’un de ses modèles, Woo­dy Allen, elle n’est pas du genre à citer Kierkegaard ou Bergman. Elle préfère parfaire le portrait de cette famille privilégiée et dysfonctionnelle qui lui sert de matériau depuis Il est plus facile pour un chameau… (2003). Certains interprètes ont changé : la sœur, la rivale, jadis incarnée par Chiara Mastroianni, a cette fois les traits de Valeria Golino et se prénomme Elena. Jean, l’époux de cette dernière, est chef d’entreprise, et Pierre Arditi lui donne une arrogance à peine désabusée tout à fait insupportable. Seule la mère reste immuable : Marisa Borini conserve le rôle qu’elle a toujours tenu dans les films de sa fille.

Conflits et rancœurs

Dans cette grande maison, qui impressionne mais tombe en ruine, se sont accumulées autour du noyau familial des strates d’amis, de collaborateurs, de domestiques. Anna a, par exemple, fait venir Nathalie (Noémie Lvovsky, coscénariste du film, avec Agnès de Sacy) pour travailler sur le projet qu’elle a présenté à l’avan­ce sur recettes. A la cuisine, dans les communs, la tribu qui fait tourner la baraque est, elle aussi, déchirée de conflits et de rancœurs. Les pulsions de la gouvernante, qui se rêve presque en bonne de Jean Genet (Yolande Moreau), du cuisinier, qui désire au-dessus de sa condition (François Négret), sont les mêmes que celles qui agitent les estivants, mais leur expression et leur satisfaction se heurtent à des barrières autrement solides que celles que le jardinier tente de dresser contre des sangliers.

L’acuité du regard porté sur ce microcosme et l’harmonie de la direction d’acteurs empêchent que l’on s’aperçoive tout de suite d’un phénomène étonnant : Anna, personnage central du début du film, gauche, vulnérable, disparaît peu à peu. Sa douleur d’être délaissée, sa difficulté à écrire, s’effacent pour faire place à la comédie qui s’écrit sous ses yeux. L’auteure évaporée (enfin presque), cette tribu dérisoire, exaspérante, a tout le loisir de justifier son existence, comme avant elle les propriétaires fonciers russes ou les gangsters américains : un éclat de miroir dans lequel se reflète notre espèce.

LES ESTIVANTS de Valéria Bruni Tedeschi - Bande-annonce - le 30 janvier au cinéma
Durée : 01:58

Film français de et avec Valeria Bruni Tedeschi. Avec Valeria Golino, Pierre Arditi, Riccardo Scamarcio, Yolande Moreau, Noémie Lvovsky (2 h 08). Sur le Web : www.advitamdistribution.com/films/les-estivants