« Cash investigation » : demain, un monde sans poisson ?
« Cash investigation » : demain, un monde sans poisson ?
Par Martine Valo
Le magazine de France 2 présenté par Elise Lucet épingle mardi soir certaines pratiques de la pêche industrielle, notamment celle du thon.
La mer éternelle, ses marins courageux confrontés aux embruns et aux vents du large… Stop ! C’est un tout autre film que nous présente l’équipe de « Cash investigation ». Il s’agit cette fois de nous entraîner dans une plongée en eaux troubles, sur les traces de quelques gros poissons de la pêche industrielle. Un milieu discret qui mériterait d’être mieux connu. A l’image du « dispositif de concentration de poissons » ou « DCP » pour les initiés. Voilà un acronyme dont la réputation n’est pas encore à la hauteur de l’action : une méthode de pêche au thon tropical, en plein essor depuis les années 1980 et dont les professionnels savent bien qu’elle est en train de décimer les océans.
« Mais ça ressemble à quoi un DCP en fait ? » Pour un engin de destruction à grande échelle, il n’a rien d’impressionnant. C’est un petit radeau souvent fabriqué avec ce qu’on a sous la main : du bois, du bambou, des restes de pêche surtout – flotteurs, cordages entortillés, morceaux de filets. Il en flotte au moins des dizaines de milliers à la surface de l’océan, soit autant de débris qui finissent par s’échouer sur des rivages de carte postale, touchant les récifs coralliens.
Un carnage
Seules les balises GPS sont récupérées. Systématiquement fixée à ce bricolage, cette pièce maîtresse du dispositif permet aux pêcheurs de venir aisément collecter les thons qui se concentrent instinctivement dans l’ombre du DCP. Les hommes raflent du même coup, dans leur grand filet circulaire, requins, barracudas, tortues et d’autres espèces, qui sont elles aussi aimantées sous l’objet dérivant. Le reportage montre clairement la quantité de juvéniles qui s’entassent dans les cales des navires pêchant aux DCP : des thons d’à peine 45 centimètres de long, bien trop petits pour avoir eu le temps de se reproduire. Des marins qui parlent à la caméra, le visage flouté, le reconnaissent : c’est un carnage. « Ce n’est plus de la pêche, c’est de la récolte », souffle l’un d’eux.
Voilà longtemps que les thoniers bretons ne pêchent plus devant leurs côtes de granit, ni même au large de l’Afrique de l’Ouest. La ressource ayant décliné, leur vingtaine de navires industriels de plus de cent mètres de long opèrent désormais dans l’océan Indien. Sophie Le Gall, réalisatrice de cette enquête, s’est donc rendue dans le centre stratégique de ce secteur d’activité, aux Seychelles. A Victoria se dresse l’une des plus importantes conserveries du monde qui met en boîte l’albacore (ou thon jaune) – surpêché à plus de 90 % à l’ouest de l’océan Indien –, la bonite et le thon obèse. Elle appartient à Thai Union, un géant de la filière qui détient des marques comme Petit Navire, Mareblu, John West. Les journalistes de « Cash » épinglent au passage le montage financier qui aurait permis au groupe thaïlandais d’acquérir la marque française via le Luxembourg, sans régler au fisc tout ce qu’il aurait dû.
A Victoria, l’équipe se fait d’ailleurs un plaisir de retrouver une de ses spécialités : la chasse aux entourloupes et subventions discutables. Elle explique que l’Union européenne paie pour donner aux Espagnols et aux Français accès aux ressources halieutiques des Seychelles. Et montre que ces millions d’euros ont notamment servi à moderniser le port… au profit des thoniers étrangers, alors qu’ils étaient censés aider les artisans pêcheurs locaux.
10 000 euros la tonne
Elise Lucet entre alors en scène. En face d’elle, Yvon Riva, président d’Orthongel, l’organisation française des producteurs de thon congelé, est sur le gril. Il reconnaît, embarrassé, les travers de la pêche aux DCP. Les requins sacrifiés, « un dégât collatéral », estime-t-il. Les thons trop jeunes, « un gâchis ». L’émission ne lui laisse pas trop le temps de défendre la cause des armements français qui se battent, en vain, pour obtenir une limitation internationale à un maximum de 200 DCP par navire.
Ses homologues de Sète (Hérault) s’expriment avec moins de pudeur. Eux ciblent le thon rouge en Méditerranée. Celui-là n’est pas destiné aux vulgaires boîtes de conserve : à 10 000 euros la tonne, il vaut trop cher pour ça. On peut imaginer l’ambiance dans un port où une poignée de familles se partagent 90 % des quotas de capture, des limites imposées pour préserver l’espèce. Certaines saisons, les campagnes de leurs navires industriels ne durent pas plus de quinze jours, le temps d’atteindre le maximum de leurs quotas respectifs. « Pour les marins, ça peut faire dans les 30 000 euros en deux semaines », glisse un pêcheur.
La pêche aux subventions a bien fonctionné à Sète. Bruxelles a un temps versé de substantiels financements pour sortir des bateaux de l’eau. Certains ont effectivement été détruits, mais des armateurs ont récupéré leurs quotas de pêche et ont ainsi pu moderniser leur flotte. Résultat : 120 pêcheurs à la palangre se partagent aujourd’hui les miettes restantes, à l’ombre de quelques gros thoniers qui chôment à quai la plupart du temps.
Cash investigation. Pêche industrielle : gros poissons en eaux troubles, réalisé par Sophie Le Gall, présenté par Elise Lucet. (Fr., 2 h 15). www.francetvinfo.fr/replay-magazine/france-2/cash-investigation