En Afrique du Sud, les délestages sont « le pire cauchemar » du pouvoir
En Afrique du Sud, les délestages sont « le pire cauchemar » du pouvoir
Le Monde.fr avec AFP
Emblématique du bilan de l’ex-président Zuma, la crise du groupe public d’électricité Eskom embarrasse l’ANC à l’approche des élections du 8 mai.
Dans un magasin de Johannesburg, en Afrique du Sud, pendant une coupure d’électricité, le 12 février 2019. / Mike Hutchings / REUTERS
Ça ne pouvait pas plus mal tomber… A trois mois des élections générales, les coupures d’électricité qui plongent l’Afrique du Sud dans l’obscurité illustrent la débâcle de ses entreprises publiques, au grand dam du gouvernement.
Depuis une semaine, le pays le plus industrialisé du continent a renoué avec le quotidien désespérant et infamant de ses voisins les moins avancés. Chaque jour, des quartiers entiers de ses plus grandes villes comme de ses villages sont à tour de rôle privés de courant, victimes de l’incapacité du géant public Eskom, qui fournit 90 % de l’électricité sud-africaine, à répondre à la demande.
Soirées à la chandelle, embouteillages monstres, économie au ralenti… Chez les Sud-Africains, qui n’avaient plus connu pareils délestages depuis cinq ans, la colère monte. « Je viens de me faire couper les cheveux mais je n’ai pas pu les sécher faute de courant, rouspète Judy Price, une kiné de Johannesburg. Je paie beaucoup d’impôts mais je n’ai aucun service [en retour]. Le gouvernement nous laisse tomber. »
Dette abyssale
Officiellement, ces coupures ont pour origine une série malheureuse d’incidents techniques qui ont affecté plusieurs centrales à charbon, aussi mal conçues qu’entretenues. Mais, tout le monde le sait, la panne est bien plus grave. Mauvaise gestion, détournement de fonds publics, absence de contrôle de l’Etat, le cas d’Eskom résume à lui seul le bilan inquiétant de l’ex-président Jacob Zuma (2009-2018).
L’avenir du groupe est aujourd’hui plombé par une dette abyssale de 420 milliards de rands (27 milliards d’euros). Le ministre des entreprises publiques, Pravin Gordhan, a mis les pieds dans le plat en confirmant, mercredi 13 février, que la société était « techniquement insolvable ». Et que si rien n’était fait d’ici avril, elle serait contrainte de mettre la clé sous la porte.
Au pouvoir depuis la démission de Jacob Zuma, le président Cyril Ramaphosa a pris la mesure de la menace. « Eskom est en crise et fait peser un grand risque sur toute l’Afrique du Sud », a-t-il déclaré la semaine dernière au Parlement, en annonçant que l’entreprise serait divisée en trois entités distinctes (production, transport, distribution). Il doit dévoiler jeudi les détails de son plan.
Pour le chef de l’Etat, le temps presse. Eskom inquiète sérieusement les investisseurs et menace de faire dérailler ses efforts de relance de l’économie. Une faillite du groupe « aurait de très sérieuses conséquences », avertit ainsi l’expert des questions énergétiques Chris Yelland : « Elle pousserait les autres créanciers à récupérer leurs prêts et cela affecterait la note de crédit de tout le pays. » Deux des trois agences de notation ont déjà dégradé l’Afrique du Sud, passée dans la catégorie « spéculative ».
« C’est une privatisation »
Potentiellement dévastatrice sur le plan économique, la dégringolade d’Eskom inquiète aussi politiquement le président Ramaphosa et son parti, le Congrès national africain (ANC), en pleine campagne pour les élections générales du 8 mai. « C’est probablement le pire cauchemar de l’ANC à l’heure qu’il est, estime l’analyse Daniel Silke. Les délestages sont son véritable adversaire, plus que l’opposition. »
Cette dernière s’est déjà engouffrée dans la brèche et les adversaires du parti au pouvoir critiquent son incompétence et la corruption dans ses rangs. « L’avenir d’Eskom est crucial pour nous tous », a souligné l’Alliance démocratique (DA, principale formation d’opposition), affirmant : « Seul un parti peut mettre un terme à la corruption et à la mauvaise gestion qui ont mis le pays au bord du gouffre, le nôtre. »
Quant aux Combattants pour la liberté économique (EFF), parti de la gauche radicale, ils ont déclaré la guerre au plan de sauvetage du gouvernement. « C’est une privatisation », a dénoncé leur chef de file, Julius Malema, avant de lancer à destination des autorités : « Nous ne vous laisserons pas détruire Eskom ! » Les syndicats, qui redoutent que cette restructuration s’accompagne de licenciements massifs, y sont eux aussi résolument opposés.
L’ANC a paré au plus pressé en dénonçant, par la voix de son porte-parole Zizi Kodwa, un « acte de sabotage ». Ses chances de victoire dans les urnes ne semblent pas menacées, mais le pouvoir est contraint de réagir vite. Il y a toutefois peu de chances que ses décisions permettent de tourner durablement la page des délestages qui empoisonnent la vie des électeurs.
« Il faut arrêter de construire des centrales à charbon qui ne marcheront jamais, à des coûts bien plus élevés que d’autres options, estime Jesse Burton, chercheur à l’université du Cap. Il faut une révolution technologique. » Du très long terme, donc. « D’ici là, la seule option de l’ANC est d’injecter des massivement des fonds dans Eskom, conclut l’analyste Daniel Silke, l’équivalent d’un sparadrap… »