« Frères d’armes », un récit magistral pétri de boue et de sang, traversé par un sentiment de gâchis, un livre féroce où résonne la mitraille. / LES BELLES LETTRES

LA LISTE DE LA MATINALE

Cette semaine, on se plonge dans les Mémoires de Gloria Steinem, figure de proue du mouvement féministe aux Etats-Unis, on revit une bataille âpre et féroce sur une île perdue dans le Pacifique en 1944, on découvre des instantanés de l’histoire d’Haïti et celle d’une femme qui, pour se protéger du désir des hommes, se mure dans un corps devenu difforme. Sans oublier le nouveau roman d’Yves Ravey, toujours entre polar et parodie.

MÉMOIRES. « Ma vie sur la route », de Gloria Steinem

Une paire de lunettes qui lui mange le visage, de longs cheveux séparés par une raie tracée au milieu du crâne. Pour des millions d’Américains, ces détails suffisent à identifier Gloria Steinem, née en 1934, figure de proue du féminisme aux Etats-Unis depuis les années 1960.

Si, hors des cercles militants, elle est quasiment inconnue en France, le sous-titre de Ma vie sur la route, en annonçant les Mémoires d’une icône féministe, n’exagère pas le statut de son auteure. Le terme « icône » n’est certes pas trop fort, mais il paraît bien hiératique, pétrifiant, pour une femme constamment en mouvement. Qui, dans ce livre de souvenirs fort peu solennel, se montre les mains dans le cambouis, les pieds dans la contingence.

Constamment, elle se bat pour faire avancer la cause en composant avec le réel, les événements, en fonction des rencontres faites au gré de sa vie de journaliste bientôt devenue, de surcroît, « une rassembleuse », qui sillonne son pays, donnant des conférences, participant à des groupes de parole (« la découverte la plus importante de ma vie »), manifestant, levant des fonds… C’est peu de dire que Steinem incarne un féminisme de terrain, fondé sur son expérience et sur celles des femmes qu’elle écoute à longueur d’année.

Elle ne retrace pas sa trajectoire de manière linéaire, mais au fil de parties thématiques (les cercles de parole, l’intervention sur les campus, la place de la politique…) qui évitent au récit de prendre des airs édifiants. Ce n’est pas la moindre réussite de ce livre vivant et galvanisant, qui rend encore plus incompréhensible le temps que la France a mis à s’intéresser à son auteure. Raphaëlle Leyris

« Ma vie sur la route. Mémoires d’une icône féministe » (My Life on the Road), de Gloria Steinem, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Karine Lalechère, préface de Christiane Taubira, HarperCollins, 416 p., 19 €.

NOUVELLES. « L’Oiseau Parker dans la nuit et autres nouvelles », de Yanick Lahens

Virevoltante. Telle est la trajectoire que L’Oiseau Parker dans la nuit et autres nouvelles décrit dans l’œuvre de Yanick Lahens. Ce volume contient à la fois la palette des obsessions de l’auteure, l’esquisse des romans à venir, ainsi que leur passionnante exégèse. Ainsi la nouvelle « Bain de lune » dessine le ressentiment ancestral que se vouent les Lafleur et les Mésidor, que Lahens développera quinze ans plus tard dans le roman du même titre, distingué par le prix Femina.

On peut également lire ces nouvelles comme des instantanés de l’histoire contemporaine d’Haïti – l’occupation américaine (« Le désastre banal », sublime) ou le début de la violence urbaine (« Le jour fêlé »).

Pour raconter ce moment de bascule, où l’espoir s’effondre, le rêve se brise, la résistance est massacrée, Lahens écrit depuis les interstices du temps – l’aube, le crépuscule, la fin de l’enfance. Ces moments où le bruit retombe et où les sons se distinguent, où le monde en demi-teinte se donne à voir plus clair que jamais, où la solitude rend infiniment plus lucide.

« Quelquefois le soleil passe un bras timide à travers les persiennes et effleure les objets du bout des doigts. La lumière, tel un feu sacré, marque le seuil de ce territoire magique où se dressent les créatures du secret et les fantômes de l’ombre. Elle indique pour moi la dernière borne avant le mystère », écrit-elle dans « La chambre bleue », sa première nouvelle, publiée en 1994. Le style n’a pas encore cette manière épurée et percutante qui est la marque de Yanick Lahens. Pour le reste, tout est là. Gladys Marivat

« L’Oiseau Parker dans la nuit et autres nouvelles », de Yanick Lahens, Sabine Wespieser, 176 p., 22 €.

MÉMOIRES. « Frères d’armes », d’Eugene B. Sledge

C’est un passage étonnant parmi mille autres, avec lesquels il contraste. Au cours d’une mission dans la jungle, le narrateur de Frères d’armes, soldat du 5e régiment de marines, se prend à admirer de magnifiques oiseaux, des frégates, et manque d’être coupé de sa patrouille. Un moment de folie certes, mais « un instant merveilleux et régénérant à rêver en échappant à l’horreur des activités humaines sur Peleliu ».

Cette île de 13 kilomètres carrés dans le Pacifique Sud, où débarquèrent les Américains le 15 septembre 1944, fut le théâtre d’assauts d’une rare violence. A Peleliu, comme plus tard à Iwo Jima, la résistance des Japonais surprit, et ce qui devait être une affaire vite réglée se révéla un bourbier, qui fit des milliers de victimes en deux mois.

C’est là que le jeune Eugene B. Sledge a vécu son baptême du feu. Il y découvrit la peur, la rage, la fatigue extrême et le peu de prix accordé à la vie. Il dut traverser un terrain d’aviation sous des bombardements massifs, tuer encore et encore, entendre les cris d’hommes brûlés vifs et le silence soudain d’un camarade devenu fou, étranglé par un autre, terrifié qu’ils se fassent repérer par ses hurlements.

A Peleliu, la chaleur était écrasante, les affrontements incessants, de jour comme de nuit. Les cadavres restaient à l’air libre – la dureté de la roche corallienne empêchait leur inhumation. Frères d’armes est un récit magistral pétri de boue et de sang, traversé par un sentiment de gâchis, un livre féroce où résonne la mitraille. Macha Séry

« Frères d’armes » (With the Old Breed. At Peleliu and Okinawa), d’Eugene B. Sledge, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pascale Haas, Les Belles Lettres, « Mémoires de guerre », 532 p., 24,50 €.

ROMAN. « Pas dupe », d’Yves Ravey

Depuis trente ans et seize romans, Yves Ravey prend un malin plaisir à faire d’affreux jojos et autres sales types ses narrateurs. Il n’est nul besoin de l’avoir déjà lu pour pressentir que l’on ne peut pas accorder sa confiance au Salvatore Meyer qui raconte l’histoire de Pas dupe.

Pour comprendre que, si la voiture de sa femme Tippi a foncé, aux petites heures de l’aube, dans un ravin sur la route de Santa Clarita, il n’y est probablement pas tout à fait pour rien. Et ses protestations de tendresse conjugale n’y changent pas grand-chose. Elles ne font qu’accroître la suspicion à son encontre. En face de lui : l’inspecteur Costa, qui fait irrésistiblement penser à Columbo avec sa fausse ingénuité, ses questions incessantes et ses yeux qui se plissent face au soleil de Californie.

S’il fait traverser l’Atlantique à ses personnages, Yves Ravey s’en tient à sa ligne de conduite littéraire, inscrivant son roman à la lisière du polar et de la parodie, pratiquant une écriture dont la parcimonie et la simplicité apparente recèlent des trésors d’ambiguïté, refusant la psychologie, à laquelle il préfère la description des mouvements de ses protagonistes.

Il met tout cela au service de la grande entreprise de démolition des liens familiaux et conjugaux que constitue son œuvre romanesque, admirable encyclopédie de la mesquinerie humaine. R. L.

« Pas dupe », d’Yves Ravey, Minuit, 144 p., 14,50 €.

RÉCIT. « Hunger », de Roxane Gay

Que « je » soit un autre n’est pas toujours une bonne ­nouvelle. Avec ses 180 kg, Roxane Gay, quoi qu’elle fasse, est quelqu’un que l’on regarde avant tout comme une femme obèse. Mais ce qu’elle donne à voir est un corps de fiction, un corps qui raconte des histoires, ou plutôt une histoire de rage et de peur vécue par l’autre Roxane, disparue il y a longtemps, à 12 ans, quand un groupe de garçons l’a violée.

Elle n’a rien dit. A la place, elle s’est mise à manger. De plus en plus. Dès qu’elle pouvait. « Je faisais croître mon corps, je le faisais exploser. » Ce corps nouveau sera sa « cage », mais aussi son armure, le lieu où elle sera à l’abri du désir des hommes

Hunger raconte cette métamorphose, et la vie qu’elle engendre, et ce que l’une et l’autre révèlent des rapports entre les femmes et les hommes, dans un mélange de retour d’expérience et d’étude sarcastique de nos mœurs passablement sauvages.

« Le désir de maigrir est considéré comme un caractère par défaut de la féminité, soit ! Mais qu’est-ce que cela dit de ­notre culture ? », demande-t-elle avec une fausse candeur qui se révèle un instrument efficace de déconstruction du regard social sur le corps féminin, cette autre fiction, cette autre histoire que les hommes, et les femmes, se racontent. Une histoire dont Roxane Gay, avec son corps transformé, par force, en acte de subversion, a le terrible avantage de ne pouvoir être dupe. Florent Georgesco

« Hunger. Une histoire de mon corps » (Hunger. A Memoir of (My) Body), de Roxane Gay, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Santiago Artozqui, Denoël, 324 p., 20,90 €.