Manifestation d’avocats à Paris, le 15 janvier. / Benoit Tessier / REUTERS

La Cour nationale du droit d’asile (CNDA) est dans la tourmente. Une grève des avocats perturbe depuis le 14 mars la tenue des audiences de cette juridiction administrative qui examine les recours des demandeurs d’asile déboutés par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Les avocats spécialisés dans ce contentieux sont vent debout contre la mise en œuvre d’une disposition de la loi asile et immigration de 2018, qui permet de rendre obligatoires les vidéo-audiences pour les demandeurs d’asile relevant des tribunaux administratifs de Nancy, de Lyon et de Strasbourg. Selon cette expérimentation, la cour siège dans ses locaux à Montreuil (Seine-Saint-Denis), tandis que le requérant, éventuellement accompagné d’un avocat et d’un interprète, est entendu à travers un écran vidéo depuis une salle à Lyon ou à Nancy. Un procédé jugé inhumain par les avocats grévistes.

Mercredi 27 mars, la présidente de la CNDA, Dominique Kimmerlin, a reçu une délégation composée de bâtonniers, du Conseil national des barreaux et de la Conférence des bâtonniers, pour négocier une sortie de crise alors que le mouvement provoque des reports massifs d’audiences. La réunion n’a pas débouché.

Pendant ce temps-là, une nouvelle fronde monte en interne. Mercredi matin, Mme Kimmerlin recevait l’intersyndicale CGT-FO-Sipce (UNSA) des agents de la cour, qui dénoncent, dans deux lettres ouvertes diffusées la semaine dernière, la « logique comptable et gestionnaire » de leur direction, au détriment du justiciable, et un « contexte d’épuisement et de pressions » subi par les agents et magistrats.

« Reprocher à un magistrat son taux de renvoi c’est, insidieusement, toucher à son indépendance », met en garde Eva Hong-Bauvert

« Faire régner l’ordre »

La situation est délicate pour cette juridiction administrative – la plus importante en France par le nombre de décisions rendues (47 314 en 2018) – qui a déjà connu deux mouvements de grève en 2018, des agents et des avocats. Un an après, « le constat est encore plus catastrophique », dénonce la lettre ouverte de FO et de la CGT du 22 mars.

Dans un contexte d’accroissement de la demande d’asile en France (+ 20 % en 2018), le gouvernement cherche à accélérer les procédures pour tout à la fois dissuader certaines demandes qu’il juge injustifiées – en particulier en provenance des Balkans –, faciliter les éloignements, libérer plus rapidement des places d’hébergement ou encore maîtriser le budget alloué à l’allocation pour demandeur d’asile.

« Le management correspond à la feuille de route donnée par Matignon », résume Eva Hong-Bauvert, rapporteuse et secrétaire générale adjointe de FO. « La présidente [nommée en juin] a sans doute été mise là pour faire régner l’ordre. Seul le chiffre compte », commente à son tour un magistrat de la CNDA, sous couvert d’anonymat. Dans son courrier du 20 mars, le syndicat Sipce épingle par exemple le recours accru aux procédures par ordonnance, qui permettent de rejeter une requête sans organiser d’audience. Elles ont représenté 35 % des décisions rendues par la cour en 2018 (contre 17 % en 2014). Les ordonnances sont « instrumentalisé[es] » afin de « présenter au gouvernement des statistiques arrangeantes en termes de respect de délai de jugement et du nombre d’affaires jugées », dénonce le Sipce.

« Climat très lourd »

Le syndicat épingle aussi la décision prise en mars par la direction de communiquer aux magistrats leurs taux individuels de renvois d’affaires chaque mois et une analyse des motifs de ces renvois, qu’il s’agisse d’une heure trop tardive d’audience, de l’absence d’un avocat ou d’un interprète. Dans une communication interne, la direction a en effet jugé ce taux, établi à 25 %, « préoccupant car trop élevé ». « Reprocher à un magistrat son taux de renvoi c’est, insidieusement, toucher à son indépendance », met en garde Eva Hong-Bauvert.

Dans le cadre de la grève des avocats, les syndicats dénoncent aussi les « consignes » qui auraient été données aux juges pour éviter le report des audiences, en sollicitant par exemple le requérant dont l’avocat serait en grève pour l’« inciter à renoncer au bénéfice de l’aide juridictionnelle dans l’objectif de passer l’affaire », dit le Sipce. Un magistrat confirme : « Sans nous donner de consigne, on nous demande de tout faire pour décourager les demandes de renvois. Il y a un climat très lourd en ce moment à la cour. » Sollicitée par Le Monde, Dominique Kimmerlin, évacue cette question : « Il n’y a aucune difficulté en interne. » Le Sipce parle pourtant de « saturation », accentuée par un manque d’effectifs, malgré des efforts de recrutements. Les rapporteurs traitent chacun 325 dossiers par an.

En 2018, les mouvements de grève ont eu pour conséquence d’allonger les délais de traitement des recours, portés en moyenne à six mois et demi, loin de l’objectif de cinq mois visé par le gouvernement. Un nouveau conflit risquerait de grever davantage ces ambitions.