« Monrovia, Indiana » : Frederick Wiseman met l’Amérique éternelle à l’épreuve du temps
« Monrovia, Indiana » : Frederick Wiseman met l’Amérique éternelle à l’épreuve du temps
Par Thomas Sotinel
Le réalisateur américain signe un film poétique et élégiaque dans le Midwest qui a porté Donald Trump au pouvoir.
Filmer le réel, c’est se soumettre à ses caprices. Il arrive que la chance sourie pendant qu’on a l’œil collé au viseur. Des cinéastes en ont profité pour réaliser des films renversants. Mais il en va de la chose documentaire comme de la militaire, c’est dans l’adversité que se révèle la grandeur. Monrovia (Indiana), la ville, n’a pas offert à Frederick Wiseman ce à quoi le vieux (89 ans) réalisateur pouvait prétendre : une radiographie de ces Etats-Unis « rouges » (de la couleur qui désigne le Parti républicain) qui ont porté Donald Trump au pouvoir.
Monrovia, Indiana, le film que Wiseman a rapporté de son séjour dans cette bourgade située à quelques dizaines de miles de la capitale de cet Etat du Midwest, Indianapolis, ne sera donc pas un de ses grands films politiques comme ont pu l’être State Legislature (2007) ou At Berkeley (2013). Mais, de manière inattendue chez un cinéaste qui a toujours fait passer la substance avant la forme, un poème élégiaque sur un monde qui lui est étranger : une succession de séquences paisibles qui égrènent les moments d’une vie en apparence harmonieuse, sûrement un peu ennuyeuse, entrecoupée de plans d’une stupéfiante beauté volés à l’horizontalité infinie de la plaine qui s’étend autour de la ville (un carrefour en plein champ évoque irrésistiblement La Mort aux trousses, de Hitchcock, sauf qu’on attendra toujours Cary Grant et l’avion). Rien qui fasse couler l’adrénaline, mais une patience et une exigence qui finissent par produire autant de pensée et d’émotion que la dissection politique à laquelle on aurait pu s’attendre.
Les plans que Frederick Wiseman a tournés entre les pierres tombales du cimetière de Monrovia (ainsi baptisée en hommage au président Monroe, concepteur de la doctrine qui fit des Etats-Unis une puissance mondiale) ne montrent que des patronymes anglo-saxons. Les plus anciennes sont celles de soldats de l’Union partis combattre la sécession : c’est le berceau du Parti républicain, celui d’Abraham Lincoln.
C’est aussi un haut lieu du basket-ball scolaire, dont l’histoire est enseignée aux lycéens de la ville. Après une déambulation entre les élevages (bovins et porcs), les fermes abandonnées, le centre-ville désuet et les nouvelles villas préfabriquées, Wiseman commence son film par cet enseignement idiosyncrasique. C’est le premier exemple de l’extraordinaire habileté dont font preuve la ville de Monrovia et ses habitants pour échapper au monde qui les entoure. Les séances du conseil municipal sont consacrées à des problèmes de voirie et d’adduction d’eau sans qu’émergent à aucun moment des questions qui pourraient faire plus que contrarier.
Mortelle condition
Au gré des événements inscrits dans l’espace public (match de basket, kermesse, célébration religieuse), on n’entrevoit qu’un ou deux visages afro-américains dans les petites foules blanches (selon le recensement de 2016, cité dans le dossier de presse, on ne comptait qu’une cinquantaine de Monroviens issus des minorités sur les 1 400 habitants). Le diner local est fréquenté, comme on pouvait s’y attendre, par de vieux messieurs à barbe blanche. Mais au lieu de se lamenter sur le sort du monde, les habitués échangent des nouvelles de leur santé et des plaisanteries usées.
Le magasin d’armes à feu de Monrovia (Indiana). / MÉTÉORE FILMS
Le Lions Club débat longuement de l’installation d’un banc public plutôt que des bonnes œuvres qui pourraient bénéficier aux plus démunis, dont on vient à douter de l’existence. Quant au magasin d’armes à feu (l’Indiana a adopté une législation autorisant le port d’armes dissimulées), il n’est que le théâtre d’une conversation entre le boutiquier et un acheteur soucieux de se débarrasser des cervidés qui ruinent son jardin. Seule la kermesse locale, avec son stand du Parti républicain et son étal de tee-shirts ornés de slogans d’une violence sexiste étonnante, rappelle la réalité électorale du village.
Plutôt que de former l’image d’une communauté désuète, la succession de ces séquences finit par révéler à la fois la mortelle condition du village et celle de l’auteur. Le seul point de désaccord qui divise le conseil municipal tient à l’expansion de Homestead, un nouveau lotissement dont on pourrait croire, à entendre ses contempteurs, qu’il est un mélange du South Side de Chicago et de favela brésilienne. Une visite sur le site du promoteur qui vend les maisons cossues et impersonnelles de Homestead suffit à montrer que la crainte qu’inspirent leurs habitants tient seulement à leur qualité de nouveaux venus. La civilité qui règle les rapports entre les habitants de Monrovia ne tient qu’à quelques fils : la petite taille de leur communauté, le partage de valeurs religieuses (le pasteur tient un rôle majeur dans le film, et sans doute dans la vie civique), la prospérité de l’agriculture.
Toutes choses vouées à passer. Et c’est en mettant en scène cette impermanence que Frederick Wiseman se dévoile comme il ne l’a sans doute jamais fait. Monrovia, Indiana se termine sur un rite funéraire. Contrairement aux badauds qui fréquentent les enterrements d’inconnus pour se rassurer sur leur bonne santé, Frederick Wiseman filme les obsèques d’une inconnue avec une émotion inattendue, et les plans de Monrovia, isolée dans la plaine, évoquent une île sur le point d’être submergée.
Monrovia, Indiana | Bande Annonce VOST | © 2019 Météore Films
Durée : 01:54
Documentaire américain de Frederick Wiseman (2 h 23). Sur le Web : meteore-films.fr