Bordj Bou Arreridj, l’autre capitale du « hirak » en Algérie
Bordj Bou Arreridj, l’autre capitale du « hirak » en Algérie
Par Dorothée Myriam Kellou (Bordj Bou Arreridj)
A 200 km d’Alger, la ville a beau être considérée comme un « pôle économique émergent », les habitants sont en première ligne du mouvement de contestation.
Captures d’écran de manifestations non datées à Bordj Bou Arreridj, en Algérie. / YouTube
Depuis des semaines, c’est le même ballet. Chaque vendredi, des centaines de milliers d’habitants de la wilaya (département) et même d’au-delà affluent à Bordj Bou Arreridj, à 200 km à l’est d’Alger.
Youssef, la trentaine, vient de la commune rurale de Mansourah, à 40 km de là. Il se rend à toutes les manifestations avec son cousin, Miloud, chauffeur de taxi, qui vit, comme beaucoup de jeunes, de transport et de services rendus. Sur la route, au milieu des montagnes parsemées de pins d’Alep, les deux jeunes entonnent des chants des manifestations devenus cultes. « Je les écoute en boucle. Ça me permet de ne pas perdre de vue notre objectif : construire une Algérie libre et démocratique », explique Miloud. « Avec une justice sociale et économique pour tous », renchérit Youssef, qui arbore une écharpe aux couleurs de l’Algérie autour du front et un immense drapeau palestinien noué autour du cou.
Bordj Bou Arreridj a été l’une des premières villes contestataires. Aujourd’hui, des photos du carrefour d’El Djebbes, rebaptisé « place du peuple », et de ses artères remplies de monde sont massivement partagées sur les réseaux sociaux. « J’ai vu la vidéo de Brahime Lalami, le tailleur de Bordj qui dénonçait sur sa page Facebook la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat. Il a été arrêté, mais une fois relâché il a continué de manifester. Quand j’ai vu que la police ne réprimait pas les marches, la peur est tombée, j’y suis allé », raconte Youssef avec enthousiasme.
Précarité, corruption, clientélisme…
Sur la route, les grandes entreprises qui font de Bordj un « pôle économique émergent » s’affichent : Condor, Cevital… « Là, c’est la villa d’Abderrahmane Benhamadi [le patron de Condor], qui emploie près d’une centaine de personnes à Mansourah », indique Youssef avant de klaxonner pour saluer des jeunes qui attendent le bus ou font de l’auto-stop pour rejoindre Bordj.
« BBA », comme elle est surnommée, est connue pour sa production en plein essor d’appareils électroménagers, de matériel informatique et de téléphones cellulaires qui inondent l’Algérie. La wilaya est traversée par l’autoroute est-ouest construite sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika. Les investissements y sont nombreux et facilités par les avantages fiscaux et douaniers accordés par l’Etat. Le taux de chômage y serait inférieur à la moyenne nationale. Alors pourquoi la « capitale de l’électronique » est-elle en passe de devenir « la capitale du hirak », le mouvement de contestation déclenché le 22 février ?
Youssef en a une idée assez claire. Sur la page Facebook « Mansourah un pas en avant » qu’il a créée en 2016, les abonnés sont nombreux à s’exprimer. Absence de véritable redistribution, corruption généralisée, détournements de fonds, précarité des employés, bas salaires… La wilaya de Bordj n’échappe pas aux critiques formulées ailleurs. Des commentaires s’attaquent également à un problème historique : le clientélisme. Pendant la guerre d’Algérie, l’armée française avait vidé les montagnes et regroupé les habitants des alentours à Mansourah ; aujourd’hui, sur les réseaux, certains accusent la mairie de favoriser les habitants originaires du village d’El Hamra.
Une ambiance bon enfant
« Bordj est devenue la ville du hirak », assure Miloud. Comme à Alger, un immeuble en construction a été investi par les manifestants, devenant un « palais du peuple ». Des jeunes des quartiers populaires – du faubourg des Martyrs, comme l’indiquent fièrement leurs tee-shirts –, mais aussi des supporteurs du club de football local et des gilets orange, encadrent les cortèges. Ils limitent notamment le nombre de manifestants qui peuvent accéder au palais du peuple. « C’est le symbole de notre pouvoir, il ne faudrait pas qu’il s’écroule », confie l’un d’eux en souriant.
Ce vendredi 26 avril, comme chaque semaine, ils ont préparé une affiche géante à dérouler depuis le toit de l’immeuble. Ce sera le clou du spectacle. En attendant, des enfants jouent sur l’aire de jeux à l’entrée de la place, des familles achètent des glaces et les dégustent assises sur l’herbe, profitant des chants que la foule entonne en chœur. Sur la place, Youssef et Miloud retrouvent des habitants de Mansourah. Il y a même un employé de la mairie, mais il tient à rester discret, car il risque sa place. Des jeunes sont grimpés dans tous les arbres de la place. « Le peuple veut qu’ils dégagent tous ! » L’ambiance est bon enfant. Contrairement à Alger, aucun fourgon de police en vue.
Les questions sur la suite du mouvement sont toutefois aussi nombreuses que dans la capitale. « Il faudrait s’organiser davantage, concède Mostafa, un manifestant. Choisir des représentants, mieux définir nos revendications… Sinon les manifestations risquent de devenir un festival. » « Non, le mouvement doit rester sans leaders, sinon ceux-ci risquent d’être manipulés par le pouvoir. Le peuple reconquiert l’espace public et la parole. Laissons-lui du temps », répond un autre dans ce débat improvisé.
Beaucoup de jeunes rêvent de partir
A Mansourah, Youssef essaie aussi de créer des débats via sa page Facebook, mais il reconnaît que c’est difficile : « Faut-il répondre positivement à l’appel lancé sur Facebook à ne pas payer ses factures de gaz et d’électricité à la Sonelgaz ? J’ai recommandé de ne pas suivre cet appel, car ce n’était pas à mes yeux la bonne stratégie. Les réactions étaient très vives. J’ai même été accusé d’être un cachir [ce saucisson à base de bœuf, distribué lors d’un meeting du président Bouteflika, est devenu un symbole de ceux qui soutiennent le pouvoir]. Nous sommes dans un apprentissage des pratiques démocratiques », se rassure-t-il.
Si le mouvement redonne de l’espoir à la jeunesse, beaucoup rêvent toujours de partir. Miloud a retrouvé la carte d’identité française de sa grand-mère, délivrée en 1960, et espère ainsi prouver un droit d’accession à la citoyenneté française. Vivre entre la France et l’Algérie, comme de nombreux Mansouriens qui ont émigré en France pendant et après la période coloniale et dont les retraites aident le village à vivre, c’est ainsi qu’il conçoit son avenir. « Le chemin vers la démocratie est encore long, alors j’anticipe pour ne pas avoir à subir le retour de l’éléphant [symbole d’un pouvoir écrasant] », explique-t-il.
Dorothée Myriam Kellou est la réalisatrice du film A Mansourah, tu nous as séparés, sur la mémoire des regroupements de populations pendant la guerre d’Algérie dans le village natal de son père (sorti en avril 2019).
Notre sélection d’articles pour comprendre la contestation en Algérie
La démission du président algérien Abdelaziz Bouteflika, le 2 avril, est une humiliante capitulation face à une population en révolte depuis la fin février. Le mouvement de protestation le plus important des deux dernières décennies en Algérie a poussé des dizaines de milliers de personnes dans les rues pour exprimer leur opposition à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika.
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