Les procès des djihadistes français soulignent les failles du système judiciaire irakien
Les procès des djihadistes français soulignent les failles du système judiciaire irakien
Par Pierre Bouvier
Après la condamnation à mort de certains de ses ressortissants, Paris est confronté à ses contradictions : ne pas les juger, ne pas s’immiscer dans les décisions de la justice irakienne, mais rappeler l’opposition à la peine de mort.
En Irak, la peine de mort continue d’« être un instrument de représailles utilisé comme marque de prise en compte de la colère de la population dans le contexte des attentats revendiqués par l’EI ». / SABAH ARAR / AFP
Deux Français, Bilel Kabaoui, 32 ans, et Mourad Delhomme, 41 ans, ont été condamnés à mort en Irak, lundi 3 juin. Ce sont les deux derniers des onze djihadistes français condamnés à la peine capitale par pendaison, à l’issue d’une série de procès expédiés depuis le 26 mai à Bagdad par la justice antiterroriste irakienne. Ils ont désormais trente jours pour faire appel de leur condamnation.
S’ils venaient à être exécutés, il s’agirait pour la France d’un « immense déshonneur » qui pourrait laisser « une tache indélébile » sur le mandat d’Emmanuel Macron, ont écrit lundi plus de quarante avocats dans une tribune publiée sur le site de Franceinfo. Ils dénoncent « des procès expéditifs dont nous savons qu’ils méconnaissent gravement les droits de la défense » et estiment que « l’exécution de ces peines ou même autoriser leur prononcé (…) reviendrait à répondre à la barbarie par une peine que nous prohibons catégoriquement ».
Pourquoi ces djihadistes français sont-ils jugés en Irak ?
Ces Français font partie d’un groupe de 280 combattants, essentiellement des Irakiens, arrêtés en Syrie par les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance de combattants arabo-kurdes affrontant le groupe djihadiste Etat islamique (EI).
Ils ne peuvent pas être jugés en Syrie parce que les forces kurdes ne représentent pas un Etat et que Paris n’entretient pas de relations diplomatiques avec Damas. C’est la raison de leur remise aux autorités irakiennes, en février, par les FDS.
Dans un entretien publié dans Le Parisien, le 12 mai, Jean-Yves Le Drian, le ministre des affaires étrangères français, résumait la position de Paris :
« Les Français qui ont combattu dans le califat de Daech, hommes ou femmes, doivent être jugés là où ils ont commis leurs crimes. Pour l’Irak, il y a une justice irakienne ; en Syrie, c’est particulier, parce que c’est un pays toujours en guerre. Nous examinons la possibilité de créer un mécanisme juridictionnel spécifique. »
Le sort de ces onze ressortissants est le reflet de l’embarras et des contradictions de la France : les autorités ne veulent pas juger ces Français, affirment ne pas vouloir s’immiscer dans les décisions de la justice irakienne, mais rappellent leur opposition par principe à la peine de mort.
La loi irakienne prévoit que l’appartenance à une organisation « terroriste » – et notamment l’Etat islamique – peut être punie de la peine de mort. « Cette infraction commence à partir du moment où ils ont été arrêtés par les forces kurdes », explique Marie Dosé, avocate qui défend notamment des familles dont les enfants et les petits-enfants sont détenus en Syrie :
« Quels faits précis ont-ils commis ? Personne ne le sait. La France les a livrés à l’Irak où ils n’étaient pas poursuivis puisqu’ils n’étaient, avant d’être emmenés à Bagdad, judiciarisés qu’en France. Par conséquent, les dossiers instruits par les magistrats antiterroristes français sont bien plus étayés que ceux présentés à Bagdad. »
Des juges « terrifiés », des avocats contraints
Selon Marie Dosé, la France ne peut pas ne pas connaître la situation. « En livrant ses ressortissants à l’Irak, elle savait qu’elle les exposerait directement à un risque de mort, assure l’avocate. Soit elle a délibérément pris ce risque et rétablit donc indirectement la peine de mort ; soit l’Irak désobéit à un accord secret entre les deux pays. Je regrette que Jean-Yves Le Drian [le ministre des affaires étrangères] et Sibeth Ndiaye, la porte-parole du gouvernement, se servent de la présence [d’avocats irakiens] à ces procès pour asséner qu’ils se déroulent “dans de bonnes conditions, avec une défense présente”. »
Car les avocats sur place sont nombreux à témoigner de procès bâclés. Pour Martin Pradel, l’un des avocats de Mélina Boughedir, condamnée en juin 2018 à la prison à perpétuité par la cour pénale de Bagdad pour avoir rejoint l’EI, « les audiences se déroulent dans des conditions telles qu’on ne peut parler de procès ». « Un procès, c’est la confrontation des charges de l’accusation et des moyens de la défense », un débat devant un juge impartial, rappelle l’avocat.
Martin Pradel explique que lors du procès de Mélina Boughedir, le président de la juridiction a déclaré aux avocats français qu’ils n’auraient pas accès au dossier ni à leur cliente. Il a ajouté que son prédécesseur avait été assassiné, que les familles des magistrats font office de cibles, et que plus généralement, toutes les familles irakiennes ont été touchées par les exactions de l’Etat islamique.
Fort de son expérience à Bagdad, l’avocat français décrit des juges irakiens « terrifiés » par la situation. Quel que soit leur jugement – trop dur ou trop clément –, ils risquent leur vie et celle de leur famille. Il en va de même pour les avocats. « Aucun n’accepte volontairement de défendre les djihadistes étrangers. Eux aussi sont pris à partie et assassinés ». Il ajoute :
« Les avocats qui sont commis d’office sont contraints et il est attendu d’eux que par leur présence ils légitiment la procédure. »
Marie Dosé abonde : « Nos confrères irakiens ont peur et sont menacés. Ils exercent leur profession dans des conditions extrêmement difficiles, loin de la liberté et de l’indépendance qu’elle requiert », ajoute l’avocate :
« Les procès irakiens ne respectent pas les droits de la défense : les avocats ne disposent que de quelques minutes pour prendre connaissance du dossier et s’entretenir avec les accusés. Ces procès violent des dispositions de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le droit à un procès équitable. Quant à la protection consulaire, elle ne sert pas à grand-chose sur un plan judiciaire. »
Dans son rapport 2017-2018, Amnesty International écrit :
« Entre juillet et août, les autorités irakiennes ont décerné des mandats d’arrêt contre au moins quinze avocats qui défendaient des membres présumés de l’EI, sous l’accusation d’appartenance au groupe armé. »
Belkis Wille, chercheuse senior sur l’Irak et le Qatar, à la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’ONG Human Rights Watch (HRW), confirme :
« [Les avocats] ont trop peur pour fournir une réelle défense aux justiciables accusés d’être membres de l’EI. Ensuite, ils ne sont pas assez payés : ils touchent environ 20 dollars par cas, qu’ils étudient le dossier en entier ou qu’ils se contentent simplement de se présenter à l’audience. »
La peine de mort comme instrument de représailles
Selon HRW, la justice irakienne présente de « graves lacunes ». Elle a demandé aux autorités françaises de ne pas « sous-traiter la gestion » de ses ressortissants. Martin Pradel explique :
« Personne ne veut prendre le temps de ces procès. La France est catastrophée par l’obligation d’avoir à juger deux cents de ses ressortissants djihadistes, alors que l’Irak doit juger des milliers de djihadistes étrangers et irakiens. »
Belkis Wille ajoute que pour l’opinion publique, la justice et le gouvernement irakiens, il y a une différence entre les Irakiens et les étrangers. Ce qui explique que proportionnellement, il y a plus de djihadistes étrangers condamnés à mort que de djihadistes irakiens :
« Les étrangers ont choisi de partir de chez eux, de franchir les frontières illégalement pour venir en Irak, de vivre sous le règne de l’EI. Ainsi, ils sont considérés comme davantage coupables, parce qu’en voyageant jusqu’en Irak, en y entrant illégalement, ils ont montré plus de soutien pour l’EI [que les Irakiens qui n’ont pas choisi de vivre sous le joug de l’EI] ; surtout s’ils ont combattu avec l’EI et ont tué des Irakiens. En conséquence, il y a une pression considérable pour qu’ils soient punis plus sévèrement. »
Dans son rapport, Amnesty International explique que « les tribunaux ont jugé des membres présumés de l’EI et d’autres personnes soupçonnées d’infractions liées au terrorisme dans le cadre de procès inéquitables et ont prononcé des condamnations à mort sur la base d’“aveux” arrachés sous la torture ».
L’Irak reste l’un des pays du monde ayant le plus recours à la peine de mort : elle continue « d’être un instrument de représailles utilisé comme marque de prise en compte de la colère de la population dans le contexte des attentats revendiqués par l’EI », écrit encore Amnesty International.