« Bruxelles est la ville d’Europe où l’on chante le mieux le blues »
« Bruxelles est la ville d’Europe où l’on chante le mieux le blues »
Par Roxana Azimi, Clarisse Fabre, Isabelle Regnier, Jean-Jacques Larrochelle, Jacques Mandelbaum, Rosita Boisseau, Stéphane Davet, Laurent Carpentier, Aureliano Tonet, Bruno Lesprit
De Dick Annegarn aux frères Dardenne, dix-neuf artistes réagissent aux attentats.
Sur les marches de la bourse de Bruxelles, le 23 mars. | VIRGINIE NGUYEN HOANG/HANS LUCAS POUR "LE MONDE"
Après les attentats qui ont frappé Bruxelles mardi 22 mars, le service culture du Monde a sollicité plusieurs artistes nés en Belgique, ou y ayant vécu et travaillé, pour recueillir leur réaction.
Dick Annegarn : « Bruxelles est la capitale des bâtards »
Chanteur néerlandais, vivant entre la France et le Maroc, il est notamment l’auteur du morceau iconique Bruxelles, fortement relayé par les réseaux sociaux depuis la tragédie : « Ma chanson accompagne la tristesse du moment et, du coup, je suis un peu sollicité. Demain, je dois passer au “Grand Journal”. C’est étrange, ce matin je faisais une animation en milieu scolaire dans la banlieue de Toulouse, et puis j’enchaîne avec des radios et des télés… Cette chanson résonne donc à nouveau. Bruxelles évoquait “une guerre qui est toujours à faire”. Je parlais de la guerre flamando-wallonne, de combattants et de combattus, et cette guerre je l’ai fuie.
Je suis néerlandais mais j’ai vécu dans le nord de Bruxelles de 6 à 20 ans, mon père était traducteur pour le Marché commun. C’est une ville faussement paisible, avec beaucoup de misère, d’alcool, de violence. Une ville pleine de nostalgie. Je ne voulais pas rester avec ces soixante-huitards, ces types qui se tapent sur le ventre, “la danse des panses” dans la chanson. A l’époque, c’était un tas de verre et d’aluminium, que ce soit à l’aéroport de Zaventem ou à Molenbeek. Je me suis rendu compte alors que l’architecture pouvait être violente. La Belgique est un pays un peu artificiel, aujourd’hui un agglomérat d’intérêts européens. Bruxelles est la capitale des bâtards, et j’en suis un. C’est la ville d’Europe où l’on chante le mieux le blues, comme l’a montré Arno.
La chanson a été écrite et enregistrée à Paris en septante-quatre. Elle a été reprise par Bashung. Il a fait une maquette qui était mieux que la version sur l’album [Le Grand dîner, Tribute à Dick Annegarn, Tôt ou Tard, 2006] mais il a eu peur de la sortir. La différence entre la sienne et la mienne, c’est que j’ai pleuré en l’enregistrant mais ça ne s’entend pas. Lui, je ne sais pas s’il pleurait mais ça s’entend. Ma voix est un peu fausse car je m’effondrais. L’artiste cède son œuvre. Bruxelles appartient donc à Bashung, Raphaël, Calogero, qui l’ont également chantée, à tout le monde. C’est une chanson qui n’est pas gaie, contrairement à la Bruxelles de Brel, guillerette, avec ses crinolines et la place de Brouckère. Précédée chez moi de “Artère vers l’enfer”…
Bruxelles est une ville cosmopolite et j’espère qu’elle le restera. Je m’intéresse aux cultures belges, au pluriel, le wallon étant une des 70 langues. J’y ai été chanter en janvier, j’ai toujours de la famille, mon frère, ma sœur. Je vis aujourd’hui en Haute-Garonne et je passe beaucoup de temps au Maroc. J’ai une maison dans la Médina d’Essaouira, dans le quartier juif, où je suis bien accueilli. Il y a des alcoolos qui se défoncent à l’éther mais tout le monde sourit à tout le monde. C’est une ville avec trois religions, plus les Berbères, et ça cohabite. »
dick annegarn( bruxelles 1977
Durée : 02:30
Luc Dardenne : « Nous étions une génération qui n’avait pas connu la guerre »
Cinéaste (Rosetta, L’Enfant, Le Silence de Lorna…), frère de Jean-Pierre, il vit à Bruxelles : « Je suis sous le choc. J’ai beaucoup de compassion pour les victimes et leurs proches. J’ai aussi beaucoup de haine pour ces terroristes qui nous haïssent à ce point. Nous étions une génération qui n’avait pas connu la guerre, eh bien, il faut se rendre à l’évidence, je crois que la guerre revient, sous une forme nouvelle et surprenante.
Pour ma part, je crois que j’ai compris ce qui se passait chez nous dans les années 1990 lorsque j’ai été invité à participer à une initiative pédagogique destinée à intégrer les enfants de l’immigration. J’enseignais les mathématiques et le français, j’accueillais aussi chez moi certains élèves. J’ai donc pu voir comment, s’agissant de certains garçons avec lesquels j’entretenais un dialogue suivi, tout changeait dès lors qu’ils intégraient une école coranique. Or cet enseignement en Belgique est majoritairement assuré par des Wahhabites, des salafistes prédicateurs. Le dialogue ne devenait tout simplement plus possible. Ces adolescents, soudain, se trouvaient pris dans des questions de loyauté.
J’ai vu, après le 11-Septembre, après l’attentat du Musée juif, comment une partie de la communauté musulmane réagissait chez nous, et j’en ai été stupéfait. Alors bien sûr, il y a un terreau social qui est à l’œuvre dans l’histoire de ce ressentiment. Mais il ne suffit pas à l’expliquer, loin de là. Le phénomène religieux a son autonomie, et sa responsabilité est grande dans cet idéalisme de la haine. Comme est grande la responsabilité des forces progressistes de n’avoir pas su voir ce phénomène, et d’avoir si souvent disqualifié la lutte légitime contre l’islamisme au nom de l’islamophobie.
C’est aussi bien le modèle multiculturaliste belge qui est en cause, c’est lui qui a favorisé l’endoctrinement et la séparation de ces jeunes, et qui n’a pas su lutter pour la défense de valeurs communes. C’est pourquoi il serait important que nos amis musulmans qui défendent les idéaux des droits de l’homme le fassent publiquement et fortement savoir. Ils doivent descendre dans la rue et crier “pas en notre nom”, comme mon père, durant l’occupation, est entré en résistance pour signifier qu’on ne tuerait jamais en son nom. Beaucoup de Belges se trouveront alors à leur côté. »
Jean-Pierre Dardenne : « Nous avons laissé se propager une culture de la haine »
Cinéaste (Rosetta, L’Enfant, Le Silence de Lorna…), frère de Luc, il vit à Liège : « C’est le fanatisme en acte, et contre ce fanatisme, il ne faut avoir aucune pitié. Et pourtant ce sont aussi des circonstances où il importe de rester mesuré. Il faut garder notre calme, parce que les auteurs de ces crimes cherchent à nous le faire perdre. Il y a des gens qui ont visiblement décidé de partir en guerre contre tout ce que représente la démocratie. Ces gens-là sont des nihilistes, ils sont prêts à tout. Une rage les habite, qui me fait penser qu’ils se savent tenus en échec. De notre côté, nous avons été littéralement aveuglés par la culpabilité. En son nom, nous avons laissé se propager sur notre territoire une culture de la haine, et nous n’avons pas su défendre ceux qui, au sein de la communauté issue de l’immigration, défendaient des valeurs universelles. »
François Schuiten : « Il faut défendre la beauté de Bruxelles, qui est sa mixité »
Dessinateur de bande dessinée et scénographe belge, il réside à Bruxelles : « Ma maison est à Schaerbeck, c’est de là que sont partis les trois terroristes. A quelques rues de chez moi. Ce qui fait une grande partie de la beauté de Bruxelles, c’est sa mixité au cœur de la ville. Des migrations successives, turque, polonaise, marocaine, ont façonné les quartiers. Cette beauté en fait aussi sa fragilité. Les événements du 22 mars vont entacher l’image que nous avons de ces lieux. Molenbeek a tout pris dans la figure, mais il y a aussi Forest ou Schaerbeek. Il va falloir se méfier des raccourcis. Il risque, hélas, d’y avoir un mouvement favorisant l’exclusion, le rejet. C’est le moment de défendre Bruxelles, de réinventer son désir et sa fierté de ville, avec toutes ses particularités et sa mixité. Aujourd’hui, tout le monde est derrière nous, mais demain ? On ne va pas céder un pouce à ces gens-là. Surtout pas. C’est le moment où jamais d’aller faire la fête et je ne changerai rien à mes habitudes. Mais il faut être lucide avec la fragilité de nos sociétés ; il va falloir vivre avec. »
Dominique A : « Ça ne me touche pas moins que le Bataclan »
Chanteur, il a vécu quinze ans à Bruxelles avant de rejoindre Nantes cette année : « Je suis parti de Bruxelles en juin, j’ai l’impression d’être passé entre les gouttes. Je n’ai jamais eu d’affection outre mesure pour cette ville mais j’apprécie les gens là-bas. J’y étais pour des raisons familiales. Je n’ai pas aimé l’architecture : c’est un îlot isolé. Le façadisme bruxellois est l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire en architecture, un assemblage hétéroclite de bâtiments. Je suis sensible au décor et ça jouait sur mon moral. Je me suis toujours senti un peu exilé, pas citoyen de cette ville. En fait, j’étais dans une semi-clandestinité.
Mais j’y ai passé quinze ans de ma vie, donc j’ai des attaches. Ce qui s’est passé me touche énormément. Le batteur de mon groupe, Sacha Toorop, vit à Bruxelles, comme mon fils adolescent. Il était confiné dans son école qui n’est pas bien loin de la station de métro Maelbeek. Le frère du guitariste-clavier y passe lui à 9 heures tous les jours. Et un ami ingénieur du son se trouvait à une station de Schuman, où ça a pété.
Quand je suis arrivé la première fois en 1993, il y avait l’idée que le centre-ville était mal famé, les maisons ne valaient rien, on disait que face à la Bourse c’était un coupe-gorge. Quand je suis revenu y vivre en 2000, la ville s’ouvrait. Je disais alors qu’à Bruxelles ça se passait bien, différemment de la France et de ses tensions communautaires. J’ai pourtant senti un durcissement ces dernières années. C’est du domaine de l’impression et je ne sais pas dans quelle mesure ce n’est pas influencé par le discours ambiant. Avant, quand tu passais de la Gare du midi à la Gare du nord, à Paris, l’agressivité te sautait à la gueule. Le contraste est moins violent aujourd’hui.
J’ai vécu dans le centre, à majorité marocaine, avec quelques blancs-becs dans le lot dont je faisais partie. À 300 mètres du canal de Molenbeek. Cette commune avait mauvaise réputation, on m’avait dit de ne pas m’y installer, ni dans certains coins de Schaerbeek. Certains de mes amis y vivaient et ce n’était pas simple : il y avait des regards, des mots. J’ai enregistré au Jet studio à Molenbeek. Tu n’étais pas toujours le bienvenu. Je pense qu’il y a eu une sous-estimation des tensions entre les différents types de population.
Quand je suis retourné jouer en janvier à l’Ancienne Belgique, plein centre, dans un espace piétonnier, on a tous été frappés par l’ambiance assez dure. Sur le coup de minuit, on voyait des mecs rôder et ça me rappelait la Gare du midi quand j’avais 23 ans. Les trois jours de couvre-feu avec les chars et les boulevards bloqués ont énormément marqué les gens. Il y avait déjà eu l’attentat au Musée juif [24 mai 2014]. Là, c’est un attentat de masse.
On avait une nounou marocaine pour mon petit garçon, qui vit dans la rue des Quatre-vents [où ont été arrêtés Salah Abdeslam et quatre suspects]. Je pense très fort à elle et je vais prendre des nouvelles. Les familles musulmanes qui vivent dans ce quartier doivent se faire montrer du doigt et c’est épouvantable. Je pense aux gens que je connais là-bas, ce qu’ils doivent éprouver. Je viens de donner un concert en banlieue parisienne, à Sartrouville, et j’ai proposé une minute de silence, ce que je n’avais jamais fait. On m’avait demandé de m’exprimer sur le Bataclan, j’ai fermé la porte parce qu’il y avait trop de pathos et d’obscénité dans certains discours. Je m’exprime plus facilement s’agissant de Bruxelles. C’est quinze ans de ma vie. Ca ne me touche pas moins que le Bataclan, peut-être plus parce que ça touche quelque chose de plus intime chez moi. »
Paul-Henri Wauters : « On vivait avec un syndrome pré-traumatique »
Directeur artistique du Botanique, où est notamment organisé le festival Les Nuits Botaniques, il vit à Bruxelles : « Nous étions tous persuadés que cela allait arriver tôt ou tard. Si Paris a vécu un syndrome post-traumatique, nous vivions jusque-là avec un syndrome pré-traumatique. Après le 13 novembre, nous avons par exemple arrêté toute programmation pendant 10 jours. Jusqu’à récemment police et armée ont protégé le Botanique. Aujourd’hui, il va nous falloir gérer l’après traumatisme. Le concert de Rover, prévu mercredi 23 mars, a été annulé, mais il n’est pas impossible que nous décidions de très vite reprendre les concerts, histoire de ne pas abdiquer. Même si ce sera forcément compliqué, car nous sommes responsables de la vie des spectateurs. »
Olivier Bastin : « Combien de temps tiendra notre résistance aux préjugés ? »
Cofondateur de la coopérative d’architecture L’Escaut, implantée à Molenbeek, il vit à Bruxelles : « La forte présence militaire et policière dans le quartier suscite pour nous une forme de questionnement permanent. A chaque événement qui entraîne des niveaux de sécurité élevés, l’atmosphère est plombée. Molenbeek est d’habitude vivant, en effervescence. On y sent très fortement la présence des adultes et des enfants. Aujourd’hui, les rues sont vides, sauf lorsque les gens s’acheminent vers la mosquée au moment des prières. Il y a deux, trois jours, j’éprouvais un sentiment très positif ; on se disait “bonjour” dans la rue. Depuis mardi, les gens regardent le sol. On a peur du regard de l’autre, et en même temps notre regard change, notamment sur les jeunes qui vivent de petits trafics. On se dit que le parcours d’un Salah Abdeslam, dont la vie semble avoir été ordinaire, est accessible à n’importe lequel d’entre eux. On a l’impression que ce sera sans fin. Nous nous évertuons à garder un regard positif. Lorsque j’ai été Bouwmeester (maître architecte) pour la région bruxelloise, de 2009 à 2014, Molenbeek était la zone à investir, capable de porter des projets novateurs. On se demande aujourd’hui combien de temps ces tensions vont durer et combien de temps tiendra notre résistance aux préjugés. La question se pose vraiment. Beaucoup de personnes impliquées dans le comité de quartier de Molenbeek n’excluent plus de quitter les lieux. On ne peut pas généraliser notre attitude positiviste. »
Michèle Noiret : « A Molenbeek, je ressens depuis longtemps un malaise »
Danseuse et chorégraphe, elle vit à Molenbeek : « Bruxelles meurtrie s’effondre, désolation, carnage ; minute de silence, hommage aux victimes : désarrois. Un mélange de colère, de tristesse et d’impuissance, comme à Paris, des vies brisées, fracassées… C’était dans l’air : quand, où, comment ? Des questions que l’on avait presque oubliées, car depuis le 13 novembre, les militaires étaient partout, les chars en pleine ville, devant les métros, images surréalistes ; on bombe le torse, on essaye de rassurer, cela faisait presque partie du décor. Molenbeek pointée du doigt ? Comme beaucoup d’artistes, j’y habite et y ai mon studio de répétitions ; une commune multiculturelle, qui aurait pu être un exemple d’intégration, si le laxisme qui y a sévi, le manque de fermeté et d’intransigeance sur le fondement de nos valeurs démocratiques, n’avaient pas perduré pendant des années. Si, parfois, la façon dont cette commune bruxelloise est stigmatisée à l’étranger est risible, je ressens depuis longtemps un profond malaise, particulièrement en tant que femme, devant l’augmentation du nombre de jeunes filles voilées, de groupes de jeunes désœuvrés, de cafés où les femmes ne sont pas admises, et d’écoles où les professeurs n’osent plus parler de la théorie de l’évolution, de peur de se faire insulter par des élèves. Faut-il dès lors s’étonner ? Plus que jamais, portons la création, la vie : la liberté. »
Wim Delvoye : « Entendre dire que la sécurité est plus importante que la liberté est effrayant »
Plasticien, il vit entre Gand – où il est né et a son atelier – et Brighton au Royaume-Uni : « J’étais à New York le 11 septembre. J’ai vu comme la ville a changé en une semaine. Et les gens aussi, comment ils sont devenus durs. J’ai peur qu’ici aussi après les premiers jours de compassion, le pessimisme et le négatif ne l’emportent. Au-delà des morts et des blessés, nous sommes tous victimes de ces attentats. J’ai entendu le ministre-président dire déjà que la sécurité est plus importante que la liberté. Je trouve cela effrayant. Comme aux Etats-Unis, à cause de quelques terroristes, les attentats vont servir à dénigrer nos droits. Tout s’est radicalisé en quelques années, on voit des débats politiques auxquels on n’était plus habitués. Il y a quelque chose qui me fait penser aux années 1930. Cela va devenir sinistre ici. »
Lionel Vancauwenberghe : « On a cassé l’insouciance »
Chanteur du groupe pop Girls in Hawaii, il est établi à Bruxelles, comme l’ensemble des musiciens, originaires de Braine l’Alleud, à une vingtaine de kilomètres : « C’est pas facile d’en parler si tôt. Il y a eu un sentiment trouble, le choc du réveil. Je me suis dit : “Ca y est, c’est arrivé…” C’est comme si on s’y était préparé depuis les attentats de Paris, une ville-soeur. Le Bataclan est une salle dans laquelle nous avons joué. C’était devenu imaginable. A Bruxelles, ces attentats ont fortement remué les gens. Après, il y a eu le lockdown. On n’était pas sûrs que le gouvernement maîtrisait totalement la situation. Le contexte était horrible.
Tous ces gens morts, ces familles endeuillées, ça aurait pu être moi. Bruxelles est un grand village, avec quelque chose d’intime. Le métro orange des années 1960 qui a été éventré est celui que je connais depuis que je suis petit. Je vivais alors à Waterloo, à vingt minutes de Bruxelles, et je le prenais pour sortir en ville. L’aéroport de Zaventem est associé aux vacances en famille. A l’insouciance, et c’est bien cela qui a été cassé. Il y a une espèce d’absurdité de s’attaquer à Bruxelles. C’est une ville ouverte, bordélique, bonhomme… »
Jacques Brel - Bruxelles
Durée : 03:02
Lucas Belvaux : « On ne sait plus comment vivre ensemble »
Cinéaste (La Raison du plus faible, Rapt…), né à Namur, il vit en France : « Je vis à Paris depuis 1979. Tout cela est donc à la fois très douloureux et très étrange pour moi. Quoique belge, j’ai eu un sentiment de réelle proximité lors des attentats parisiens du 13 novembre. Le quartier visé, la population visée, la cible recherchée étaient les nôtres. De nombreux artistes, et notamment des gens de cinéma, habitent ce quartier. J’ai eu beaucoup d’amis directement touchés par ce drame. La foudre est tombée très près. Et aujourd’hui Bruxelles. Et de nouveau des amis, des proches, des parents qu’on appelle. Ni plus ni moins que ce qui s’est déroulé à Paris. Simplement le sentiment que ça s’élargit, que ce n’est pas fini. De toute façon, on le sait, ces réseaux sont transfrontaliers. C’est l’Europe, l’Occident qui sont visés. Un certain mode de vie et de pensée. La raison à tout cela est évidemment complexe. Un ratage évident dans l’intégration des immigrés sur trois générations, un radicalisme religieux qui monte, une culture du compromis qui mène au désastre, tout particulièrement en Belgique où l’on a eu le sentiment d’acheter la paix sociale. D’une manière plus générale, ce que je constate, c’est que quelque chose s’est délité dans nos sociétés et que la violence monte en proportion de ce délitement. L’antisémitisme absurde des banlieues, le racisme inepte et la peur de l’autre dans des régions dépourvues de populations issues de l’immigration. Tous les discours se durcissent. On ne sait plus comment vivre ensemble. »
Jan Bijvoet : « A Anvers, mes voisins kurdes, marocains, turcs sont tous effondrés »
Comédien (L’Etreinte du Serpent, Borgman…), il vit à Anvers : « Je vis dans le quartier Nord d’Anvers. La plupart des gens y sont musulmans. Il y a des Marocains, des Kurdes, des Turcs, et pourtant tout le monde y vit en grande harmonie. Mes voisins sont tous effondrés. Ils viennent me voir, ils disent : “Ce n’est pas possible”, “Vous devez savoir que nous désapprouvons”. Même si ce n’est pas mon cas et qu’elle ne doit surtout pas nous envahir, je peux comprendre que les gens aient peur. Et que face à cela, dans un très court terme, le gouvernement ait à prendre des dispositions coercitives. Mais je crois qu’à long terme – un long terme peut-être très très long – il faut que toutes les frontières disparaissent. Et un jour nous serons tous mêlés, nos enfants seront un peu russe, un peu arabe, un peu islandais. Et dans un monde égalitaire, il n’y aura plus de raison pour que cette guerre nous explose ainsi à la figure. »
Dominique Gordon et Fiona Abel : « Un manque de progrès dans l’égalité des chances »
Cinéastes (Rumba, La Fée…), ils vivent à Bruxelles : « On est très touchés, comme on l’a été pour d’autres événements, à Paris ou ailleurs. C’est un peu rapide pour nous de donner des impressions, si ce n’est-ce qu’on ressent depuis des années : une grosse fracture entre les communautés, un manque de progrès dans l’égalité des chances. En tant qu’artistes, on essaye humblement de partager nos valeurs, sans faire de morale. »
Pieter Ampe : « J’ai besoin de m’asseoir et de me calmer »
Danseur et chorégraphe, il vit à Bruxelles : « Je suis en colère. Je suis d’ailleurs plus en colère qu’effrayé. Et quand je dis que je suis effrayé, c’est surtout de la vision que nous avons, nous les Occidentaux, de nous-mêmes. Nos réactions vont être les mêmes que d’habitude, une rhétorique de guerre, une façon de parler de “nous” “contre” “eux”. J’ai besoin de m’asseoir et de me calmer. J’essaye de ne pas lire les journaux, je ne pense pas avoir besoin de connaître tous les détails cette fois-ci. Ils sont sensiblement les mêmes que la dernière fois et la fois d’avant, quand un acte terroriste a eu lieu. Je dois mettre mon esprit en pause. J’espère que nous allons reconnaître que nous avons un problème, que nous ne sommes pas en harmonie dans ce monde et qu’il y a un besoin de changement. Nous devons travailler là-dessus. Nous devons être respectueux du monde comme un tout et cela commence par nos voisins les plus proches, pour élargir le cercle ensuite. »
Arne Quinze : « A ceux qui veulent détruire notre société… »
Plasticien, il vit et travaille à Gand : « Ce matin, je me suis réveillé submergé par la colère, les larmes et l’incompréhension. Mais je vais continuer à lutter contre ces sentiments et laisser l’amour gagner, aussi difficile que cela puisse être. Pendant des décennies, nous avons travaillé à bâtir une culture où le respect, le champ du possible et l’unité étaient essentiels. En continuant, avec mes enfants, mes amis, mes voisins, de croire en ces valeurs, nous tiendrons en échec ceux qui veulent détruire notre société. »
Stéphanie Manasseh : « J’espère que les choses ne vont pas s’aggraver encore »
Canadienne ayant vécu à Prague, Milan puis Bruxelles, elle dirige depuis 2007 la foire Accessible Art Fair, dont la prochaine édition se tiendra au Musée juif de Belgique, à Bruxelles, du 22 au 25 septembre : « Le musée Juif de Belgique voulait ramener une nouvelle vie dans le musée, un public différent, plus jeune et notre audience correspond à ce qu’il recherchait. On a vu qu’après les attentats à Paris la vie a repris ses droits, avec une sécurité renforcée, et ce sera aussi le cas à Bruxelles. Nos exposants ont confiance même si mes amis, eux, se demandent si c’est vraiment la meilleure décision à prendre. Nous espérons qu’il n’y aura pas de nouveaux attentats d’ici là, mais on est plus en sécurité dans ce musée que n’importe où ailleurs. Il y a des gardes armés 24h sur 24h. On a constaté depuis les attentats de Paris que les gens venaient moins, y compris à Bruxelles. J’espère que les choses ne vont pas s’aggraver encore, que les gens n’auront pas peur. Notre message est clair : la vie doit continuer. »
Lionel Estève : « A Molenbeek, on ne comprend pas ce qui s’est passé »
Artiste plasticien, il vit et travaille à Bruxelles : « Ça fait douze ans que j’habite à Molenbeek. Tous ces terroristes dont on parle vivent sans doute à moins de 200 mètres de chez moi, je les ai certainement croisés dans la rue. Mais tous ceux qui les connaissent me disent qu’ils ne comprennent pas ce qui s’est passé. Ces gars, c’étaient des petits dealers, des petits caïds, même pas religieux… Les gens sont plutôt gentils ici, je n’ai pas eu de soucis. Quand je suis arrivé dans ce quartier, c’était un vrai ghetto, ça avait la réputation d’être le pire endroit au monde. Mais avec le changement de maire, il y a eu un phénomène de gentrification, plein d’étudiants sont arrivés. Bien sûr, on voit des gens en djellaba et parfois des femmes avec un voile intégral, et ça peut me choquer, mais c’est un quartier vivant. »
Judah Warsky : « Je vais peut-être rajouter un couplet à ma chanson »
Chanteur, il vit à Paris et a publié l’album Bruxelles en 2014 (Pan European Recording) : « Dire que lundi soir je chantais mon morceau Bruxelles, capitale de l’Europe sur la scène de La Maroquinerie, à Paris… Et, comme à chaque fois, j’ai pu constater à la réaction du public que mon amour pour cette ville est très largement partagé, partout où je vais… Je ne saurai plus la chanter avec l’insouciance d’avant. Je vais peut-être rajouter un couplet, un truc du style : “Mon cœur bat pour Bruxelles/Au rythme lent de la New-Beat/Je sais qu’elle se relèvera vite/Comme Paris l’a fait avant elle.” Mais il serait plus approprié de laisser la parole à un Belge… De toute façon, Jacques Brel avait tout dit : “Par-delà le concert des sanglots et des pleurs/Et des cris de colère des hommes qui ont peur/Il nous faut regarder ce qu’il y a de beau/Le ciel gris ou bleuté, les filles au bord de l’eau/L’ami qu’on sait fidèle, le soleil de demain/Le vol d’une hirondelle, le bateau qui revient.” »
Judah Warsky - Bruxelles, capitale de l'Europe
Durée : 03:16