Bruxelles poursuit sa croisade contre la fraude fiscale
Bruxelles poursuit sa croisade contre la fraude fiscale
Par Cécile Ducourtieux (Bruxelles, bureau européen)
La Commission veut forcer les multinationales à rendre publics leurs profits et les impôts dont elles s’acquittent pays par pays.
Les révélations « Panama papers » et le scandale planétaire qu’elles ont déclenché vont-elles bousculer l’agenda européen en matière de lutte contre la fraude et l’évasion fiscales ? Elles pourraient en tout cas pousser la Commission européenne à poursuivre la croisade qu’elle a lancée, depuis les révélations Luxleaks, en novembre 2014, contre des pratiques moralement et/ou légalement discutables. Et lui donner des arguments pour convaincre les Etats membres de lui emboîter le pas.
Selon les informations du Monde, l’institution communautaire devrait ainsi proposer, mardi 12 avril, une refonte de la directive « comptable » de 2013 afin d’y intégrer la publication des profits des multinationales « pays par pays ». Un exercice de transparence considéré, y compris par les experts, comme un des meilleurs moyens de lutter contre l’optimisation fiscale à outrance.
Le texte, que Le Monde a pu consulter, concerne toutes les sociétés, quelle que soit leur nationalité, à condition, bien entendu, qu’elles aient des activités en Europe. Elles devront rendre publiques annuellement et pays par pays les informations suivantes : nombre d’employés, revenus générés sur ce territoire, montants des profits ou des pertes avant impôts, impôts effectivement versés aux fiscs concernés, etc. Les informations devront être facilement accessibles, en ligne ou dans les rapports annuels.
Ne seront cependant contraintes à la transparence que les multinationales réalisant un chiffre d’affaires d’au moins 750 millions d’euros. Et elles n’auront d’obligations que pour les 28 pays de l’Union. Pour le reste du monde, elles ne seront soumises à aucune contrainte.
Compromis
Le « reporting pays par pays » existe déjà, dans les textes européens, pour les banques et les sociétés minières et forestières. Bruxelles espère qu’en le généralisant à tous les secteurs de l’industrie et des services, il alimentera le débat démocratique et médiatique et contraindra les multinationales à payer des impôts partout où elles génèrent des profits. Alors qu’actuellement, nombre d’entre elles parviennent, grâce à des montages financiers complexes, à limiter au maximum leur base imposable dans les pays où elles génèrent pourtant des profits conséquents.
« C’est la première fois qu’une telle législation, allant si loin dans la transparence, est proposée dans le monde », se félicite une source européenne. De fait, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dans son plan d’action pour lutter contre l’érosion des bases fiscales des entreprises (BEPS), prévoit seulement l’obligation de transmission des informations des sociétés aux administrations fiscales nationales, qui sont ensuite censées se les échanger.
Pourtant, les eurodéputés Verts, parmi les plus en pointe sur les questions fiscales, sont déçus. Ils auraient souhaité que le « reporting » s’applique aux grosses PME, que les sociétés soient aussi contraintes de divulguer leurs arrangements fiscaux avec les Etats (leur « rulings »), ou qu’elles aient à publier leurs activités pays par pays ailleurs que dans l’Union. « L’avant-projet de la Commission européenne fait pâle figure, estime l’élue française Eva Joly. En ne visant que les plus grandes multinationales, la transparence serait limitée aux activités sur le seul sol européen. Exit donc le Panama ou le Liechtenstein. »
La Commission reconnaît qu’elle a dû transiger, « chercher le juste équilibre ». Concentrer son intérêt sur les multinationales ? C’est un moyen de corriger une injustice : les PME, elles, n’ont tout simplement pas les moyens de se payer les services d’intermédiaires financiers spécialistes de l’optimisation fiscale et payent leurs impôts « plein pot ». Limiter la transparence aux 28 membres de l’Union ? Difficile d’imposer une telle mesure aux Américains, notamment, qui refuseraient, si on forçait la main de leurs entreprises, d’échanger des informations avec les différents fiscs européens.
« Liste noire » européenne des paradis fiscaux
Quel accueil les pays membres feront-ils à la proposition ? La France n’y serait pas opposée. Bien que le gouvernement Valls ait bloqué, au dernier moment, en décembre 2015, un amendement voté à l’Assemblée nationale introduisant l’obligation du « reporting » pays par pays dans le projet de loi de finance rectificatif pour 2015. A l’époque, Paris avait dit vouloir attendre les mesures de Bruxelles. George Osborne, le ministre des finances britannique, s’est aussi prononcé récemment pour. La position allemande serait plus ambiguë, selon deux sources bruxelloises.
La « chance » de la Commission, sur ce sujet, est qu’il suffit d’une majorité qualifiée des Etats membres pour que les modifications de la directive « comptable » puissent être adoptées. Elle compte aussi sur l’effet des « Panama papers » pour faire avancer ses autres propositions, très techniques, pour lutter contre l’évasion fiscale, mises sur la table fin janvier (essentiellement, des traductions en droit européen d’un plan d’action limitant les montages financiers complexes des multinationales).
Bruxelles espère enfin progresser concernant l’établissement d’une véritable « liste noire » européenne des paradis fiscaux. Mais les services de Pierre Moscovici, le commissaire en charge des affaires économique et de la fiscalité, ont conscience que la tâche est ardue. Mi-2015, la Commission a mis en ligne une carte interactive, récapitulant, pays de l’Union par pays de l’Union, les « listes noires » nationales existantes. Certains Etats, et non des moindres, ne s’en sont même pas encore dotés (Allemagne, Royaume-Uni, Italie, Danemark, Suède)…