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Les sociétés capitalistes seraient-il de plus en plus inégalitaires ? Pour Matthieu de Nanteuil, professeur de sociologie à l’université de Louvain, le problème se situe à un niveau plus profond : “ce sont les bases d’une éthique de la vie ordinaire qui sont en train de se dérober sous nos pieds”. Trop souvent, le mérite individuel est le seul critère qui permet de distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas. Comment alors rendre justice au travail ? Sur quelles bases asseoir l’évaluation éthique des décisions de la vie professionnelle ? Autant de questions que pose le membre associé au Groupe de recherches en philosophie pratique Europé dans son ouvrage Rendre justice au travail.
Pour y répondre, l’auteur commence par rappeler que les conflits sont inhérents à la vie professionnelle. Aujourd’hui, les situations d’injustice comme le harcèlement ou le burn-out se multiplient. Mais cela ne nous pousse pas pour autant à ouvrir une réflexion éthique sur le mal-être au travail. Comment les salariés peuvent-ils inverser le cours des choses ? “Face aux pressions du capitalisme mondialisé, ou d’une rationalisation aveugle, l’une des tâches de la pensée critique n’est pas de détourner le regard de l’éthique mais d’en creuser les exigences, en examinant les manières de renouer éthique et politique et, par ce biais, de contribuer au projet d’un travail plus juste”.

Moraliser le capitalisme

L’auteur analyse ensuite trois notions en vogue - responsabilité sociale de l’entreprise, justice organisationnelle et travail décent - qui ont pour ambition de moraliser le capitalisme. “Mais ces propositions se heurtent à de nombreuses limites, faute d’une réflexion sur les appuis normatifs nécessaires à une telle ambition”.
Le livre propose alors des modèles éthiques, issus des recherches actuelles en philosophie et sociologie morale, qui permettent de qualifier une injustice, de formuler un idéal, et d’imaginer un chemin pour l’atteindre. A chaque fois, des exemples concrets liés au travail, à la gestion des ressources humaines ou encore à l’organisation du travail, sont évoqués. Ainsi parmi les modèles normatifs, Matthieu de Nanteuil évoque l’éthique du compromis, qui suppose de soutenir la morale avant l’intérêt économique.

L’art du compromis

Et de citer les travaux du psychologue Yves Clot selon lesquels les travailleurs doivent constamment concilier efficacité, mesures de sécurité et cohésion de l’équipe pour pouvoir répondre aux exigences qui pèsent sur eux. La qualité du travail en dépend. Or les changements organisationnels incessants et les pratiques de gestion ignorant les dilemmes du quotidien mettent à mal la reconnaissance du compromis. Comment dépasser ce problème ? Matthieu de Nanteuil prend l’exemple de l’évaluation des travailleurs : évaluer de façon plus juste suppose de prendre en compte une pluralité de registres. Il peut s’agir aussi bien de la quantité et de la qualité du travail effectué que du dépassement de soi ou du développement des liens de coopération entre les membres d’une équipe. On a là “un ensemble d’exigences qui devrait offrir à une communauté de travail suffisamment d’ouverture pour valoriser des contributions diverses”.

Renouer avec l’éthique

L’ouvrage, alimenté d’une foultitude de citations, de Thomas Piketty à la sociologue américaine Saskia Sassen en passant par Diderot, Voltaire, ou encore Hans Jonas, ne se veut pas seulement scientifique, mais aussi didactique : l’objectif est “d’aider le lecteur à prendre connaissance de ces différents modèles, en faisant le lien avec sa propre situation professionnelle”. Pour l’auteur, une forme d’aliénation travaille nos société de l’intérieur : “Trop souvent, nous ne sommes pas en mesure de traduire en conflits de valeurs des évolutions qui passent pour inéluctables, par passivité, par peur devant les risques à prendre ou par découragement devant l’ampleur de la tâche”. Il s’agit donc de retrouver goût à l’éthique. “Dans un monde écologiquement saturé, travailler sur les ressorts éthiques de l’action au sein de la sphère économique est devenu une urgence”.

Rendre justice au travail, Matthieu de Nanteuil (PUF, 361 pages, 22 euros)