Comprendre l’affaire Kerviel en 3 questions
Comprendre l’affaire Kerviel en 3 questions
Par Mathilde Damgé, Samuel Laurent
Huit ans après, l’affaire Kerviel et les responsabilités de la Société générale dans les agissements du trader reviennent sur le devant de la scène avec un procès en révision. Retour sur cette affaire sans précédent.
Jérôme Kerviel à sa sortie de prison, l 8 septembre 2014. | PHILIPPE WOJAZER/Reuters
L’affaire Kerviel rebondit. Huit ans après avoir mis en péril la Société générale par des prises de risque inconsidérées, l’ancien trader, condamné en octobre 2010 à cinq ans de prison dont deux avec sursis, va tenter cette semaine, dans deux procédures séparées, de faire réviser sa condamnation et de mieux répartir les dommages et intérêts. La somme astronomique de 4,9 milliards d’euros lui avait été réclamée avant d’être annulée par la Cour de cassation en 2014. Retour sur une affaire sans précédent.
1. Que s’est-il passé ?
Le 24 janvier 2008, la Société générale est contrainte d’annoncer une perte colossale sur les marchés : 4,9 milliards d’euros. Son PDG de l’époque, Daniel Bouton, doit expliquer que cette énorme perte est due à la négligence d’un seul homme, « escroc, fraudeur, terroriste, je ne sais pas », selon M. Bouton, un jeune opérateur de marchés d’une trentaine d’années, Jérôme Kerviel.
En poste depuis trois ans, Jérôme Kerviel serait parvenu, selon la banque, à engager frauduleusement jusqu’à 50 milliards d’euros sur les marchés financiers, soit plus que le total des fonds propres de la Société générale. Alors qu’il réussissait à faire des bénéfices (jusqu’à plus d’un milliard d’euros en 2007), il a subi une série de revers qui l’ont empêché de rattraper ses pertes, et auraient conduit la banque à découvrir ses agissements.
Celle-ci a toutefois tardé à rendre publique la nouvelle. Pendant une semaine, elle a cherché, en secret, à « liquider » les positions à risque prises par le trader, quitte à y perdre de l’argent. « Si une guerre avait éclaté lundi ou si les marchés avaient chuté de 30 %, la Société générale (GLE) risquait le pire avec une telle exposition », expliquera ensuite Daniel Bouton.
En quelques jours, la banque vend pour 60 milliards d’euros d’options, dans un moment très défavorable du point de vue boursier. Résultat : 6,3 milliards d’euros de pertes, compensées par le 1,4 milliard d’euros de bénéfices qu’avait réalisés M. Kerviel.
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Les conséquences sont dramatiques pour la banque, qui subit en même temps les débuts de la crise des subprimes. Sauvée grâce à 1,7 milliard d’euros versés par l’Etat, sous la forme d’une déduction fiscale, elle doit reconstituer ses fonds propres, et surtout retrouver la confiance de ses clients après une telle fraude. Si le PDG garde son poste dans un premier temps, plusieurs cadres sont licenciés. Le pouvoir politique doit s’en mêler.
Restent de nombreuses questions de fond : Jérôme Kerviel a-t-il agi à l’insu de la banque, ce qui indiquerait de sérieuses défaillances de contrôle, ou la Société générale a-t-elle laissé faire son trader ? Et pendant combien de temps a-t-elle été au courant de la fraude avant d’en faire état ?
2. Qui a été condamné à quoi ?
La justice entre alors en scène, dans un contexte de crise financière globale. Dès janvier 2008, la Société générale a immédiatement déposé plainte contre son employé pour « faux en écriture de banque, usage de faux et atteinte au système de traitement automatisé des données ». En parallèle, le parquet de Paris a ouvert une information judiciaire, et une société de petits porteurs a également déposé plainte pour « diffusion de fausses informations ».
Rapidement convoqué, Jérôme Kerviel, qui n’a pas cherché à fuir, est mis en examen pour « tentative d’escroquerie », « faux et usage de faux », « abus de confiance » et « introduction dans un système informatisé de traitement automatisé de données informatiques ». Le parquet exige le placement en détention provisoire de Jérôme Kerviel, ce sera le cas jusqu’en mars 2008.
L’enquête semble indiquer que ce dernier n’a pas cherché à s’enrichir personnellement. Mais aussi que ses résultats lui avaient valu des félicitations de sa hiérarchie, alors que son système de fraude était déjà en place. Le trader assure d’ailleurs que sa hiérarchie a fait preuve de tolérance, voire lui a concédé des commissions exceptionnelles.
Plusieurs petits porteurs porteront plainte contre la banque dans l’espoir d’enquêtes plus poussées sur les modalités de contrôle. Celle-ci est condamnée, en mars 2008, à un blâme et une amende de 4 millions d’euros par la Commission bancaire, qui constate une défaillance des systèmes de contrôle et de hiérarchie.
Le 5 octobre 2010, Jérôme Kerviel est condamné pour « abus de confiance, introduction frauduleuse de données dans un système automatisé et de faux et usage de faux ». Il écope de cinq ans de prison, dont deux ans de sursis, et il doit surtout rembourser le préjudice causé. Il doit donc 4,9 milliards d’euros à la Société générale. Jérôme Kerviel fait appel, mais la cour confirme en 2012 le jugement.
En mars 2014, son pourvoi en cassation est (à demi) couronné de succès : sa condamnation (pénale) reste confirmée, mais les dommages et intérêts dus à la banque sont cassés par la cour. Ce volet (civil) de la décision doit revenir au tribunal du 20 au 22 janvier 2016 pour établir la répartition des responsabilités dans cette perte.
3. Pourquoi rouvre-t-on l’affaire ?
Jérôme Kerviel est rapidement devenu un personnage médiatique. Jeune, issu d’un milieu modeste, il symbolise à lui seul une « finance devenue folle », mais pas seulement. Sa condamnation à une amende impossible à payer et le peu de changements apparents au sein de la Société générale suite à cette affaire lui attirent des sympathies à gauche, par exemple le soutien de Jean-Luc Mélenchon. Il faut dire aussi que le trader sait user des armes de la communication.
En 2014, il fait parler de lui en faisant à pied le parcours entre Rome et Paris pour dénoncer les « dérives de la finance ». Et contre-attaque en arguant que la Société générale savait ce qu’il faisait et en déposant plainte contre son ancienne banque, ce qui donne lieu à une nouvelle plainte, déposée par le trader contre l’entreprise, pour « faux » et « escroquerie au jugement ».
Au-delà, tout un volet de l’affaire, celui des responsabilités de la Société générale, reste en effet mystérieux. En juin 2012, des témoins évoquent une volonté de la banque de « charger » le compte du trader, et posent la question de la connaissance par sa hiérarchie des techniques particulières qu’il employait.
La plainte de M. Kerviel donne lieu à une nouvelle instruction menée par le juge Roger Le Loire. Et ce dernier entend comme témoin, en avril dernier, une policière de la brigade financière, Nathalie Le Roy. C’est de son témoignage que proviennent les derniers rebondissements de l’affaire. Celle-ci aurait expliqué au juge qu’« à l’occasion des différentes auditions et des différents documents que j’ai pu avoir entre les mains, j’ai eu le sentiment, puis la certitude, que la hiérarchie de Jérôme Kerviel ne pouvait ignorer les positions prises par ce dernier ».
La policière estime avoir été « instrumentalisée » par la banque, et n’aurait pas pu mener son enquête comme elle l’entendait. Le juge d’instruction Roger Le Loire a depuis saisi la brigade financière pour vérifier les points soulevés par celle qui a quitté la police judiciaire il y a quelques mois.
La demande de révision de la condamnation de Jérôme Kerviel a été soutenue par plusieurs personnalités.
Les éléments nouveaux transforment l'affaire #Kerviel en affaire Société Générale. Le procès doit être révisé #JusticeEnMarche @mediapart
— EvaJoly (@Eva Joly)