Etat d’urgence : le quotidien des derniers assignés à résidence
Etat d’urgence : le quotidien des derniers assignés à résidence
Par Camille Bordenet
En cas de prolongation de l’état d’urgence, 68 personnes toujours assignées à résidence pourraient subir le renouvellement de la mesure qui les vise.
Anis M. assigné à residence doit pointer deux fois par jour au commissariat de Nice St Augustin. | LAURENT CARRE POUR LE MONDE
Anis M., se souvient de son dernier pointage de la journée, le 25 février au soir. L’espoir l’animait, il apercevait le bout du tunnel, enfin. Et puis, le « coup de poignard », celui qui vous donne l’impression qu’on « cherche à vous achever ». Les fonctionnaires de police lui tendaient un nouvel arrêté d’assignation à résidence. Pour lui, la roue de l’état d’urgence ne tournerait pas. Il continuerait, pendant trois mois au moins, à pointer deux fois par jour, à limiter ses déplacements professionnels à sa commune, et à acheter sa baguette avant 20 heures, sous peine d’être placé en garde à vue.
Ce chauffeur-routier niçois de 39 ans, père de cinq enfants, fait partie des 68 personnes qui sont toujours assignées à résidence dans le cadre de l’état d’urgence, pour beaucoup depuis six mois. Et peut-être pour deux mois de plus, puisque ce régime d’exception doit être prolongé - à compter du 26 mai - jusqu’en juillet, en vue de l’Euro 2016 et du Tour de France. Le gouvernement a en effet présenté un projet de loi en ce sens mercredi 4 mai en conseil des ministres, qui permettra notamment de renouveler encore des assignations.
Au plus fort de l’état d’urgence, dans les semaines qui ont suivi les attentats de novembre, quelque 400 assignations avaient été ordonnées par le ministère de l’intérieur. Elles ont été progressivement et partiellement levées, soit par le ministère lui-même, soit sur décision des juridictions administratives lorsque les individus ont contesté la mesure devant les tribunaux. 274 assignations demeuraient encore en vigueur à la fin de la première période d’état d’urgence, le 26 février.
Mesures abusives
Pour la seconde période, le ministère de l’intérieur a décidé de recentrer « aux cas les plus lourds » cette mesure de police administrative attentatoire à la liberté d’aller et venir et au droit à la vie privée : « seules » 71 assignations ont été décidées, des renouvellements pour 69 d’entre elles. Pour réduire la voilure, l’Intérieur a en outre tenu compte des désaveux infligés par le juge administratif. Certaines assignations ont en effet été retoquées au motif qu’elles s’appuyaient sur des notes des services de renseignement non étayées ni sourcées, voire erronées. « Les renouvellements ont été décidés à la fois sur la base d’éléments opérationnels et de jurisprudence », explique-t-on à l’Intérieur.
Parmi les derniers assignés, certains continuent pourtant de dénoncer des mesures abusives. Casier judiciaire vierge, Anis M. ne présente pas de profil à risques : il n’y a pas de djihadistes parmi ses fréquentations, il n’est pas actif sur les réseaux sociaux pro-djihad, il n’a jamais voulu se rendre en Syrie… L’arrêté qui le vise est « une accumulation d’erreurs brodées à partir d’une information fausse » estime son avocat, Sefen Guez Guez. Il dénonce une confusion des renseignements territoriaux, qui auraient selon lui attribué à son client des propos rigoristes en réalité tenus par quelqu’un d’autre.
« Loterie administrative »
Avocat de plusieurs assignés, William Bourdon estime que ces renouvellements sont « loin d’être rationnels » et sont « essentiellement politiques », tout comme le seraient certains des jugements administratifs rendus. Ainsi, « des dossiers absolument identiques, sans le début d’une preuve, connaîtront d’un juge à l’autre des sorts différents parce qu’il y a un subjectivisme latent très fort ». Même impression pour Me Arié Alimi, qui dénonce une « loterie administrative » défavorable à ceux dont le juge a rejeté les différents recours et permettant à l’administration « de se sentir plus forte pour maintenir l’assignation ».
« On n’a pas tiré à la courte paille », se défend la place Beauvau, qui explique que les renouvellements ont été décidés suivant une procédure de réexamen stricte, qui comprend « un nouvel avis de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste accompagné d’une note de renseignement actualisée ». La direction des libertés publiques et des affaires juridiques – qui gère le contentieux du ministère de l’intérieur – a même retoqué 33 demandes de renouvellement des services de police pour « motivation insuffisante ».
Parmi les 68 mesures en vigueur, difficile de faire le portrait-robot de l’assigné. L’Intérieur dénombre dix femmes, quelques mineurs, une dizaine de personnes converties, quelques individus ayant un casier de délinquant de droit commun. « Il y a beaucoup de vélléitaires au départ en Syrie », souligne le ministère. La liste compte aussi des personnes déjà condamnées par le passé pour des faits de terrorisme ou qui apparaissant dans des dossiers, tel Olivier Corel – dit « l’Emir blanc », mentor de djihadistes français – et son épouse, ou encore Farouk Ben Abbès – interpellé après l’attentat du Caire et mis en examen en 2010 dans le cadre d’un projet d’attaque visant le Bataclan, avant de bénéficier d’un non-lieu.
Avoir connu des djihadistes
Parmi ses quatre clients assignés qui ont vu leur mesure renouvelée, Me Bruno Vinay entrevoit un dénominateur commun : « Tous se voient reprochés d’avoir été, par le passé, en relation avec des personnes appartenant à la mouvance djihadiste. Et peu importe l’absence de liens actuels : pour les autorités, le simple fait d’avoir connu ces personnes suffit à les considérer comme une menace. »
C’est le cas d’Antho B., 37 ans, président de l’association d’aide aux détenus musulmans Sanâbil. Parmi les nombreux motifs soulevés dans l’arrêté d’assignation appuyé sur des notes de renseignement, le ministère de l’intérieur prête à Antho B. des « relations proches » avec des personnes ayant « rejoint les rangs de Daech », dont « certaines impliquées dans les attentats du 13 novembre dernier », comme les frères Clain ou Sabri Essid. S’il ne dément pas avoir connu ces individus auxquels « les autorités tentent de [l] e rattacher », il conteste fermement le lien de proximité : il assure ne plus être en contact avec eux depuis plusieurs années et « condamner » leur idéologie. « Ce n’est pas parce que vous avez eu des relations avec des gens partis en Syrie que vous cautionnez leurs idées et êtes complices de leurs actes », défend Me Vinay, qui invoque le casier judiciaire vierge de son client et l’« irréprochabilité » de Sanâbil.
L’association apparaît toutefois dans plusieurs dossiers judiciaires – dont l’enquête sur les tueries de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher – comme lieu fréquenté par des personnes poursuivies ou mises en cause dans des affaires terroristes. La Place Beauvau estime que « sous couvert de l’association (…) qui fournit un soutien logistique aux détenus islamistes, [Antho B.] utilise sa notoriété pour recruter de futurs combattants pour le djihad ». Des éléments retenus par le Conseil d’Etat, qui a rejeté la demande de suspension de l’intéressé.
Sévère à l’égard d’une décision qu’il juge entachée d’erreurs d’appréciation, Me Vinay estime qu’à travers son client, les autorités tentent de « brider » Sanâbil, « gênante à leurs yeux parce qu’elle a une sorte de monopole dans le paysage carcéral français ».
« Des assignations par procuration »
Sophie, elle, n’a jamais connu aucune personne liée à la mouvance djihadiste. Et elle non plus n’a aucun antécédent judiciaire. Cela fait pourtant plus de cinq mois que cette comptable quinquagénaire est enfermée dans sa commune. Son tort ? Être l’épouse d’un homme que les autorités soupçonnent d’être parti en Syrie pour rejoindre les rangs de l’EI. L’assignation de Sophie est venue s’ajouter à une interdiction de sortie du territoire et à un gel de ses avoirs. Un cas unique.
Les autorités estiment que, « sous l’emprise totale de son mari qui la téléguide depuis la Syrie » et « éperdument amoureuse », Sophie a « mis en vente sa maison en vue de lui adresser les fonds » et « financer ainsi la cause djihadiste », et qu’elle se préparait à le rejoindre. Des allégations que dément fermement son avocate, Isabelle Coutant-Peyre, qui décrit au contraire une Française très bien insérée socialement et convertie à l’islam « de manière laïque », qui avait mis en vente sa maison depuis trois ans déjà, et qui a entamé une procédure de divorce après avoir coupé définitivement les ponts avec son mari. Le Conseil d’Etat a tranché en faveur du ministère de l’intérieur. Me Coutant-Peyre dénonce « une véritable prise en otage » de sa cliente, « mise sous tutelle et persécutée alors que les autorités ciblent en réalité son époux ».
Des assignations familiales « par procuration » que dénonce Me Alimi, qui compte un dossier dans lequel il estime que son client est maintenu assigné au côté de son demi-frère dans un « “surprincipe” de précaution », parce que les autorités ne parviendraient pas à déterminer les rôles de chacun dans l’administration d’un site ayant produit des contenus faisant la promotion du djihad armé.
Anis M., lui, en viendrait presque à espérer qu’une procédure judiciaire soit ouverte à son encontre : « Au moins, avec une vraie enquête, ils se rendraient compte que leurs soupçons ne tiennent pas. » Car des mesures qui se veulent seulement préventives peuvent être lourdes de conséquences : son épouse s’est vue récemment suspendre son agrément d’assistante maternelle, accordé quelques mois plus tôt par le conseil général, au motif qu’elle n’avait pas mentionné la perquisition administrative ayant eu lieu au domicile familial. Et qui s’était avérée « nulle ».
Anis M. se raccroche à l’espoir que « tout ça finisse par tourner ». Il espère que son histoire finira comme celle d’un ancien assigné qui le soutient : Halim Abdelmalek, le premier à avoir vu sa mesure suspendue par le Conseil d’Etat. Par prudence, Anis M. préfère toutefois ne pas parler aux enfants des vacances en Tunisie, où la famille se retrouve chaque été.
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