« Etre africain, c’est être rwandais chaque année au mois d’avril »
« Etre africain, c’est être rwandais chaque année au mois d’avril »
Par Yann Gwet
Pour notre chroniqueur Yann Gwet, les Africains échouent à analyser les causes profondes qui ont mené au génocide contre les tutsis en 1994.
Mémorial du génocide des Tutsi dans l'église de Ntarama, en périphérie de Kigali, la capitale rwandaise, en 2010. | Finbarr O'Reilly/REUTERS
Le Rwanda poursuit sa commémoration du 22e anniversaire du génocide contre les Tutsi, débuté le 7 avril, durant lequel, en l’espace de cent jours, plus d’un million de fils et filles de ce pays furent atrocement assassinés.
Vingt-deux ans, c’est à la fois si long et si court. La douleur est toujours vive. Les cœurs saignent encore. Mais, en même temps, le pays s’est réinventé. Un Rwanda est mort en 1994, mais dans les décombres et le malheur, un nouveau Rwanda a également vu le jour, digne, fier, résolu.
Ce pays si grand par le symbole a tant à apprendre à un continent africain si petit par l’ambition. L’Afrique est pourtant ostensiblement absente de ces commémorations. Seul le président tanzanien John Magufuli, certes à l’invitation du président Kagamé, a fait le déplacement.
Horreur domestique
Tout se passe comme si le génocide contre les Tutsi était une affaire rwandaise. Et pourtant ! Si l’Histoire date le commencement de cette tragédie au 7 avril 1994, l’idéologie qui l’a permise remonte à la période coloniale. Les « recherches » d’anthropologues européens conduites dès le XVIIIe siècle ont jeté les bases des classifications ethniques opérées au Rwanda par les colons belges – avec le concours actif de l’Eglise catholique – au début du XXe siècle et par les colons français dans leurs colonies.
Le génocide contre les Tutsi résulte donc de la mise en application de théories ethnicistes d’inspiration coloniale. L’idéologie génocidaire est fille de la colonisation occidentale. Par conséquent si le virus de l’ethnicisme a eu ses effets les plus catastrophiques au Rwanda, il a été inoculé sur l’ensemble du continent. L’actualité burundaise atteste de sa bonne santé, et la majorité des pays africains ne saurait nier le péril qui les guette. Nous sommes tous contaminés. Nous sommes tous de potentiels génocidaires.
Photos de victimes du génocide des Tutsi, au Rwanda, en 1994 au Mémorial de Kigali. | STEVE TERRILL/AFP
De ce point de vue, le génocide contre les Tutsi est d’abord une affaire africaine. Mais le continent a été une nouvelle fois absent au rendez-vous de son Histoire ! Serait-il insensible ? Incapable d’empathie ? Certainement pas. Plusieurs dirigeants africains étaient venus défiler sur les Champs-Elysées après les attentats qui ont frappé, en janvier 2015, le journal satirique Charlie Hebdo et l’Hyper Casher de la porte de Vincennes à Paris. Leur sollicitude devant des actes d’une telle barbarie était tout à leur honneur. De la même façon, les attentats de Paris, ou plus récemment ceux de Bruxelles, ont ému de nombreux Africains.
De quoi s’agit-il ? L’histoire du continent est pleine de conflits en tout genre. Notre identité porte les stigmates de cette réalité. Nous sommes accoutumés au malheur. Lorsqu’elle se produit chez nous, l’horreur est considérée comme normale.
L’un des effets de l’asservissement est que nous sommes étrangers à nous-mêmes. Nous nous voyons à travers le regard des autres ; les mots des autres, les idées des autres, l’imaginaire des autres. En soi, pour nous, un génocide, fût-il commis sur le sol africain, n’est pas bien grave tant qu’il n’est pas grave pour les autres. Cette médiation nous est nécessaire. Elle nous rassure et nous conforte, car, au fond, nous redoutons la liberté.
Faillite de l’idéal panafricain
Pour beaucoup sur le continent, l’image est la seule porte d’entrée vers le savoir. Or, outre que celle-ci ne représente pas la réalité, les images des victimes du génocide contre les Tutsi ne saturent pas nos écrans de télévision. Cette histoire, qui plus est concerne un petit pays, reste donc abstraite pour la majorité. D’où une certaine indifférence. Cette indifférence est d’autant plus accablante qu’elle illustre la faillite de l’idéal panafricain.
Le panafricanisme reposait sur l’idée d’une conscience africaine. Cette conscience collective s’était manifestée lors de la lutte commune pour l’affranchissement du joug colonial. Mais elle s’est évaporée depuis lors. Aujourd’hui, les zones anglophone et francophone sont étrangères l’une à l’autre. Les peuples se connaissent peu. Plusieurs Africains ignorent l’existence de l’Afrique lusophone.
Beaucoup réduisent le panafricanisme à sa nécessaire dimension pratique (liberté de circulation entre pays...) Or celui-ci devrait d’abord être une fraternité. Le panafricanisme affirme que les frontières sont un artifice historique. Elles délimitent des territoires mais ne définissent pas les peuples. Ce qui nous définit, c’est l’appartenance à la terre d’Afrique. Partant de là, s’il y a des histoires particulières, il y a d’abord une Histoire ; s’il y a des mémoires particulières, il y a d’abord une Mémoire ; s’il y a des émotions particulières, il y a d’abord une Emotion. Et donc être panafricain, c’est avant tout s’approprier toute l’histoire du continent. C’est être rwandais chaque année au mois d’avril.
Yann Gwet est entrepreneur et essayiste camerounais.