La mode hisse les voiles
La mode hisse les voiles
M le magazine du Monde
« Mode pudique » : le terme suscite la polémique en France. Mais dans les pays anglo-saxons, les marques se sont emparées sans complexe de ce marché en pleine expansion.
La polémique éclate le 30 mars : Laurence Rossignol, ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, s’insurge sur RMC contre les marques qui commercialisent des voiles et des vêtements répondant à des critères islamiques. Elle parle d’« irresponsabilité » et de « promotion de l’enfermement du corps des femmes ». Ce qui n’a pas manqué de faire son effet : échanges houleux sur les réseaux sociaux et dans les médias, suivis d’un appel au boycott de la philosophe Elisabeth Badinter qui évoque même l’idée d’une loi pour protéger les filles « de la pression islamique ». C’est peu dire que le voile cristallise les tensions en France.
Dolce & Gabbana propose depuis janvier 2016 une luxueuse ligne de hijabs et d'abayas. | Dolce & Gabbana / AFP
Dans les pays anglo-saxons, la Modest Fashion, ou « mode pudique », n’est pas une tendance nouvelle. Depuis une quinzaine d’années, ce style – avec ses voiles, pantalons amples, manches et jupes longues – s’adresse aux femmes, toutes religions confondues. Aux Etats-Unis par exemple, il vise en premier lieu des groupes religieux comme les mormons, les juifs orthodoxes ou les catholiques. S’il est alors investi par des marques spécifiques, des labels plus contemporains développent aujourd’hui ce créneau – ciblant, eux, les « hijabistas », surnom donné aux fashionistas musulmanes qui portent le voile (ou hijab). « Une nouvelle génération voit le jour dans les pays laïques, à la fois tournée vers la religion et ouverte au capitalisme et à la consommation. Les deux ne sont pas perçus comme contradictoires, au contraire : c’est une façon d’ancrer sa croyance dans la modernité », explique Reina Lewis, professeure d’études culturelles au College of Fashion de Londres.
Un marché de 484 milliards de dollars en 2019
Pas étonnant que les marques se positionnent sur ce créneau puisque, selon l’institut de recherche Thomson Reuters, ce nouveau marché devrait atteindre 484 milliards de
dollars en 2019 dans le monde entier. En 2015, Uniqlo a ainsi lancé en Grande-
Bretagne et aux Etats-Unis – pas de commercialisation prévue en France pour le moment – des hijabs en matières techniques et coloris acidulés, mais aussi des jubba, les tuniques longues portées dans le monde arabe, et des kebaya, les chemisiers traditionnels indonésiens. Dolce & Gabbana propose depuis janvier dernier de luxueuses abayas, ces longues tuniques sombres qui couvrent les vêtements.
Quant à Mango et Donna Karan, ils mettent en place sur leurs e-boutiques des sélections spécifiques, notamment lors du ramadan puisqu’une fois le soleil couché, le shopping est autorisé. D’ailleurs au Moyen-Orient, pendant cette période, les centres commerciaux enregistrent des chiffres d’affaires record. « Cette nouvelle consommatrice a besoin de reconnaissance, de personnalisation et d’exclusivité, et du sentiment que l’on comprend ses choix de vies », explique Holly Russell, acheteuse senior chez Net-a-Porter, le site de vente en ligne qui inaugurait en mai 2015 des Ramadan Edits, sélections proposant, entre autres, kaftans Oscar de la Renta et jupes sobres The Row. « On remarque une créativité stylistique incroyable dans le lien fait entre tendance et demande religieuse », ajoute-t-elle.
H&M Close the Loop – Sustainable fashion through recycled clothes
Durée : 01:31
Pour s’en convaincre, il suffit de voir le style urbain de la Londonienne Mariah Idrissi, premier mannequin à porter un hijab, notamment dans un clip publicitaire réalisé pour H&M, qui ne consacre d’ailleurs pas de ligne à cette tendance. Mais aussi celui de Hana Tajima, la créatrice et blogueuse britannique qui collabore avec la ligne de vêtements modestes d’Uniqlo et dont l’élégance se veut ultraminimaliste et bohème. « Cette “binarité” n’est pas nouvelle : dans les pays du Golfe, beaucoup d’abayas sombres sont rebrodées de cristaux Swarovski. La nouvelle génération veut être aussi hipster que pieuse, montrer de l’individualité sous la contrainte », analyse Sofia Guellaty, consultante de mode et ancienne rédactrice en chef de Style.com Arabia, un site s’adressant à la femme arabe à travers le monde. Polémique ou pas, ils sont en tout cas plusieurs industriels de la mode à espérer séduire cette nouvelle cible.