Les mots de Boko Haram (2/2) : stratégie médiatique, provocations et outrance verbale dans les messages d’Abubakar Shekau
Les mots de Boko Haram (2/2) : stratégie médiatique, provocations et outrance verbale dans les messages d’Abubakar Shekau
Par Elodie Apard
Une chercheuse française a analysé pour la première fois les paroles des leaders du mouvement terroriste africain. Second épisode avec l’actuel chef présumé.
Les messages vidéo réalisés par Abubakar Shekau diffèrent des prêches de Mohamed Yusuf, le fondateur de Boko Haram. Ils sont destinés aux médias, aux décideurs politiques – et, par extension, au monde connecté. Ces messages conçus à des fins de propagande et de visibilité dans les médias sont devenus l’unique mode de communication du groupe avec le monde.
Avant de devenir le principal visage de Boko Haram, Abubakar Shekau était un prédicateur très populaire dans l’Etat de Borno. Après l’assassinat de Mohamed Yusuf en juillet 2009, il s’attache à reprendre la rhétorique religieuse de son mentor.
En revanche, lorsque le mouvement passe du statut de secte religieuse à celui de groupe armé, le discours du nouveau leader change ; ses propos deviennent outranciers, parfois vulgaires, mais participent d’une stratégie de communication réfléchie. De courts extraits ont souvent été diffusés par la presse internationale mais ces messages n’ont jamais fait l’objet d’une traduction intégrale.
Message à l’attention de Goodluck Jonathan, président du Nigeria, diffusé le 11 janvier 2012
« Ceci est un message et un appel à l’intention de Goodluck Jonathan [président du Nigeria de mai 2010 à mai 2015] et aussi aux responsables des Chrétiens et à tous les autres. Nous sommes la Jamā’atu Ahl al-Sunnah Lidda’awati wa-l-Jihād, ceux à qui ils ont attribué le nom de Boko Haram. Dieu merci, nous avons diffusé l’information, tout ce que nous devions dire a été dit. Tout le monde a vu ce qu’on nous a fait et tout le monde sait ce que l’on s’apprête à nous faire. Et tout le monde est au courant du sujet de discorde entre nous et ceux qui nous combattent.
Nous combattons aussi ceux qui se font passer pour nous et à qui on nous associe pour nous combattre. Les autres personnes, nous ne les touchons pas.
Nous combattons aussi les Chrétiens car tout le monde est au courant de ce qu’ils nous ont fait subir et du sort qu’ils réservent aux musulmans. Pas une fois, pas deux fois, mais de nombreuses fois, ce qui nous amène à adopter cette position.
La raison de ce message est liée aux messages de Goodluck Jonathan nous concernant et aussi à certaines personnes qui parlent de nous, disant que nous sommes des traîtres et des ennemis de ce pays qu’on appelle le Nigeria.
[…]
Ils ont tué plusieurs de nos frères musulmans, on a détruit nos mosquées en nous chassant, en nous délogeant et malgré cela, on continuait à nous capturer et à nous tuer. Et voilà que Dieu a fait son œuvre : il dit lui-même que si tu suis sa voie, il te donne la force d’accomplir son œuvre et c’est ce qui s’est produit.
[…]
C’est ainsi que moi, en tant que chef de cette communauté, je te demande juste de te convertir, c’est le premier appel que je te lance. Les Chrétiens, convertissez-vous, c’est l’appel que je vous fais. Ce travail que nous faisons, ce n’est pas le nôtre, c’est le travail de Dieu.
Chers musulmans, comprenez-nous, nous ne voulons faire de mal à personne mais nous devons suivre la voie de celui qui nous a créés et qui, avant même de nous créer, savait déjà tout de nous et de nos intentions. Tout ce que je fais, Dieu le sait. Même si je trahis, il le sait. Mais personne ne peut ni tromper, ni trahir Dieu. Et Dieu va punir tous ceux qui salissent sa religion et ses prescriptions ».
Dans ce message, comme Mohammed Yusuf, Shekau rappelle les exactions commises contre les musulmans du Nigeria, afin de raviver le sentiment d’injustice et de provoquer le désir de vengeance.
Ce message est un droit de réponse à l’ancien président Goodluck Jonathan (2010-2015), suite à une déclaration publique contre Boko Haram.
L’élection du président Jonathan en 2010 avait suscité des mouvements de protestation dans le nord. Le président précédent, Umaru Musa Yar’Adua (2007-2010), musulman originaire du nord, mort en exercice, n’avait pas pu finir son mandat.
L’arrivée au pouvoir de Jonathan, chrétien originaire de la région du Delta avait alors suscité de vives tensions, car un accord tacite garantit une alternance du pouvoir entre Chrétiens et Musulmans et le nord s’était alors senti floué. Shekau profite ici de la situation pour ranimer les vieux démons du Nigeria que sont les violences interconfessionnelles.
Généralement basées sur les problèmes d’accès aux ressources, ces violences passent très souvent par une grille de lecture religieuse, c’est donc en toute logique que Shekau les exploite pour renforcer son propos.
Un autre élément qui apparaît dans ce message est le rejet du nom « Boko Haram », jugé réducteur et péjoratif par Shekau qui rappelle le véritable nom du mouvement, en arabe.
Message à l’attention de Sanusi Lamido Sanusi, Emir de Kano, diffusé le 17 décembre 2014.
Ce message vidéo est également un droit de réponse, cette fois adressé à Sanusi Lamido Sanusi, ancien gouverneur de la banque centrale devenu en juin 2014 Emir de Kano. Il contient un élément essentiel qui n’a pourtant pas été relevé à l’époque par les médias.
Shekau y déclare vouloir instaurer « un Sultanat de Dieu », utilisant en haoussa l’expression : Sarautan Allah, que l’on peut également traduire par « Royaume de Dieu » ou « Émirat de Dieu ».
C’est la première formulation claire d’une ambition politique visant à la création d’une entité étatique car, contrairement à ce qui avait été dit en août 2014, le leader du groupe n’avait pas annoncé la création d’un Califat ou d’un quelconque autre modèle théocratique. Il exprime ici un souhait, sous-entendant que ce « Sultanat de Dieu » n’existe pas encore, mais qu’il s’agit d’un objectif à atteindre, contredisant ainsi les théories selon lesquelles Boko Haram aurait déclaré un Califat au nord Nigeria en août 2014.
Un message vidéo diffusé le 24 août 2014 avait en effet été titré « Boko Haram declares a new Caliphate in Northeaster Nigeria », lors de sa mise en ligne. Pourtant, dans cette vidéo, Shekau ne fait à aucun moment une déclaration de ce type et n’évoque même pas la question. Les seules références à un « Etat Islamique » sont faites par Shekau dans les vidéos diffusées en novembre 2014, avec des allusions à un « Etat des opprimés », territorialement défini, des références directes à Abubakar Al-Bagdadi, ainsi qu’une mise en scène inspirée par le discours de Mossoul.
Jusqu’au printemps 2015, les références à Daech servent d’outil de propagande et sont une manière de se rapprocher, idéologiquement et politiquement, du modèle qu’il représente, mais ne peuvent certainement pas être interprétées comme une allégeance ou la déclaration d’un Califat. La déclaration d’allégeance en bonne et due forme est diffusée en format audio le 7 mai 2015.
Extrait :
« Ecoute moi bien Sultan de Kano, c’est à toi que je m’adresse, c’est une mise en garde pour toi, à cause de tes récents propos. Sultan de Kano, tu es en retard ! Oui, toi Sultan de Kano, Sultan de la banque, Sultan de l’argent. Oui, toi tu es Sanusi Lamido. Lamido c’est du Peul non ? [il rit]
Toi Sultan de Kano, c’est comme ça qu’on pratique la religion ? La religion de la démocratie, de la constitution, de l’école occidentale !
Nous, nous suivons Dieu. C’est la religion du Coran que nous voulons mettre en place. Cette terre est celle de Dieu et Dieu a dit : « De la terre nous venons, à la terre nous retournons ».
Et vous, vous prétendez le contraire. Nous, c’est le pouvoir de Dieu, par Dieu et pour Dieu. Vous, c’est le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple.
Soumettez-vous à Dieu, suivez le Coran, suivez la religion du prophète. Nos actions visent ceux qui profanent la religion de Dieu. Si vous vous soumettez à Dieu, si vous vous joignez à nous afin que l’on pratique la religion de Dieu et que l’on ramène l’humanité chez les hommes et les femmes, que l’on pratique la loi de Dieu ; alors à ce moment-là, vous êtes nos frères, vous êtes des nôtres. Mais pas au nom de la démocratie, au nom de l’école occidentale, au nom de la constitution.
Le voilà, Shekau qui n’est rien, c’est Dieu qui est. Le voilà Shekau ; je ne suis rien qu’un être humain mais Dieu lui, est tout et c’est sa religion que l’on pratique.
Sultan de Kano, tu es en retard. Tu vas jusqu’à dire que notre notoriété est fragile, mais le problème, c’est que nombre de tes prédécesseurs ont dit la même chose, bien avant toi. Oui, c’est normal, tu parles de fragilité, c’est parce que tu es le Sultan de la banque, tu es soumis au peuple, c’est normal que tu parles de fragilité.
Nous, nous souhaitons combattre, être blessés, nous souhaitons que notre sang coule. Nous souhaitons que l’on nous donne la mort afin que l’on aille se reposer dans les cimetières du paradis. Toi, ta seule préoccupation, c’est la démocratie. Et bien vous êtes en retard.
Je ne vais pas prolonger mon discours. Ceci sera le dernier message que je vais adresser au Sultan de Kano [il rit] : tu es en retard. C’est parce que tu as parlé que je me mets devant toi pour te dire que tu n’es qu’un être humain, tout comme moi. Mais toi, tu fais ce que te disent les hommes, moi je fais ce que Dieu me dit.
[…]
Soumets-toi !
Tu es allé jusqu’à essayer de soulever le peuple contre nous ! Parce que tu es le Sultan de Kano, tu te crois tout permis [il rit] ? Nous, c’est le Sultanat de Dieu que nous voulons instaurer. L’Izala est un mécréant. Le fidèle appartenant à une tariqa est un mécréant, le Tidjane est un mécréant ! Celui qui suit la Qadiriyya est un mécréant ! Les Chiites sont des mécréants ! Celui qui suit la démocratie est un mécréant !
L’Arabie Saoudite, ce n’est pas l’islam, ils ne suivent pas le prophète. La Kaaba, c’est la maison d’Allah, la mosquée du prophète, c’est la maison. Le Hadj, si Dieu le veut, on le fera.
[…]
Shekau, Shekakau, Shekau kakakakakakau ! C’est ça Shekau si tu n’as pas compris [il tire en l’air puis jette sa kalachnikov] c’est ça qu’on va faire avec toi Sultan de Kano, c’est ce qu’on va faire avec toi Jonathan, c’est ce qu’on va faire avec tous ceux qui blasphèment. Même Obama, c’est un menteur, les gens comme vous ne valent rien. Vous dites que vous allez nous attraper ? Personne ne va nous attraper.
[…]
Tu penses que tu peux nous empêcher de quoi que ce soit ? Mensonge ! Tel est le message que je vous apporte aujourd’hui, c’est ça que Dieu a prévu pour vous.
Kato da gora (Civilian Joint Task Force), venez je vous en prie ! Je vous en prie, venez !
Mes frères, il n’y a pas de repos, sortez, tuez, égorgez ! C’est ça la religion ».
Le message adressé à l’Emir de Kano est un discours à deux niveaux de lecture : le premier est celui de l’attaque individuelle, dirigée contre Sanusi Lamido Sanusi dans une logique de règlement de compte personnel, tandis que le second est celui de la contestation d’un pouvoir incarné par une élite aristocratique.
Sanusi Lamido Sanusi, avant d’être désigné Emir de Kano à la mort de son prédécesseur Ado Bayero, en 2014, a occupé le poste de gouverneur de la banque centrale du Nigeria pendant cinq ans et incarne par conséquent, à la fois le système libéral occidental et l’Etat fédéral, les deux modèles honnis par Boko Haram, cibles de prédilection de Shekau.
De plus, le 15 décembre 2014, dans un appel conjointement lancé avec le Sultan de Sokoto, l’Emir a appelé les populations du nord Nigeria à prendre les armes contre le mouvement. En réponse, Shekau menace directement la vie de Sanusi, qui a d’ailleurs échappé à un attentat perpétré à la grande mosquée de Kano au début du mois de décembre 2014.
La dimension personnelle de cette attaque apparaît dans l’utilisation de la parenté à plaisanterie, que Shekau utilise en qualité de Kanuri, pour moquer le Peul « Lamido », les deux groupes étant liés par ce système relationnel, fréquemment utilisé au Sahel. Si Shekau n’a pas besoin de la parenté à plaisanterie pour défier l’Emir, il en profite toutefois pour le ridiculiser davantage.
L’« aventure » du djihad
Les paroles de Shekau n’ont certainement plus la profondeur religieuse des prêches de Yusuf et peuvent être perçues comme l’expression d’une folie meurtrière sur fond de djihad globalisé. Pour autant, Shekau développe sa propre rhétorique, passe maître dans l’art de la provocation, et exploite sciemment un besoin local de revanche sociale.
Dénigrer, ridiculiser et insulter les plus hautes autorités du pays – politiques comme religieuses – à qui sont habituellement réservées éloges et manifestation de déférence – lui assure une certaine popularité, d’autant qu’il surexploite le registre de la grossièreté et confère ainsi une dimension comique à ses propos. Au nord Nigeria, la masse invisible, oubliée des politiques gouvernementales, délaissée par des élites corrompues, est lasse de subir des inégalités qui s’aggravent ; les diatribes de Shekau offrent une caisse de résonance à sa rancœur.
Les jeunes qui grossissent les rangs de Boko Haram ne sont pas uniquement attirés par la perspective d’un salaire régulier ou l’octroi d’une moto, ils sont aussi séduits par l’aventure que représente le djihad, ses mythes et ses promesses.
Là où on peut ne voir qu’une jeunesse désespérée, radicalisée à l’extrême, existe également un élan exalté, comparable à celui qui a accompagné des mouvements révolutionnaires ailleurs dans le monde et à d’autres époques. Véhicules d’un idéal djihadiste imaginé et fantasmé, les mots de Boko Haram résonnent avec force – dès lors qu’on les entend.
Elodie Apard est docteure en histoire de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ce texte est publié dans sa version intégrale, sous le titre : « Les mots de Boko Haram. Décryptages de discours de Mohammed Yusuf et d’Abubakar Shekau », dans le numéro 255 de la revue Afrique contemporaine, intitulé : « Comprendre Boko Haram » (coordinateur Nicolas Courtin, rédacteur en chef adjoint).