« Panama papers », la révolution du journalisme collaboratif
« Panama papers », la révolution du journalisme collaboratif
Par Cécile Prieur (Directrice adjointe de la rédaction)
Onde de choc internationale, cette affaire a aussi confirmé l’entrée du journalisme dans la mondialisation et la collaboration transfrontière entre rédactions
Le cabinet Mossack Fonseca, à Panama City. | CARLOS JASSO / REUTERS
« Panama papers ». Comme leurs illustres ancêtres les « Pentagon papers », ces deux mots résonnent déjà comme un tournant dans le journalisme d’investigation. En 1971, le New York Times publiait des documents secrets du Pentagone sur la guerre du Vietnam, qui démontraient comment les Etats-Unis avaient délibérément entraîné l’escalade du conflit. Quarante-cinq ans après, ce n’est plus un seul média mais bien l’association de plus d’une centaine d’entre eux, mis en réseau par le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ), qui a permis la divulgation des « Panama papers ». L’analyse des millions de documents issus de la firme panaméenne Mossack Fonseca, mettant au jour l’ampleur de l’évasion et de la fraude fiscales, n’a pas seulement créé une onde de choc internationale. Elle a aussi confirmé l’entrée du journalisme dans la mondialisation et la collaboration transfrontière entre rédactions.
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Tout, dans les « Panama papers », appelle les superlatifs. Plus grande fuite de l’histoire du journalisme (2,6 téraoctets de données ou 2 600 Go, soit plus de 11,5 millions de documents accumulés, 1 000 fois plus que les « câbles diplomatiques » révélés par « WikiLeaks » en 2010), c’est aussi le scoop partagé par le plus grand nombre de journalistes (370 confrères issus de 109 médias, dont une vingtaine au Monde), qui ont travaillé en secret pendant près d’un an, de juin 2015 à avril 2016. Après « Offshore Leaks » en 2013, « ChinaLeaks » et « LuxLeaks » en 2014, puis « SwissLeaks » en 2015, qui dénonçaient tous l’évasion fiscale, l’ICIJ, sis à Washington, confirme, avec les « Panama papers », sa force de frappe et sa capacité à fédérer des reporters du monde entier.
A chaque fois, c’est le gigantisme des données et leur caractère mondial qui justifient le partage entre médias. Dans le cas des « Panama papers », ce sont les journalistes allemands de la Süddeutsche Zeitung, à l’origine du scoop, qui ont contacté l’ICIJ après qu’un lanceur d’alerte anonyme leur a fait parvenir les données de Mossack Fonseca. Le Monde avait adopté la même démarche lors de l’affaire « SwissLeaks », en livrant un fichier contenant des données client de la banque HSBC aux médias partenaires du consortium.
Partage, confiance et confidentialité
La mise en commun de ces informations répond à un impératif : face à des fuites impliquant potentiellement des acteurs du monde entier, un seul média, aussi prestigieux soit-il, ne fait plus le poids. Même le plus robuste réseau de correspondants ne peut répondre à l’effort d’enquête nécessaire pour embrasser une telle masse de données. En revanche, qui mieux que des journalistes brésiliens, russes, suisses ou américains pour chercher les informations ou les pistes concernant les ressortissants de leur pays ? Et qui mieux que l’ICIJ, qui s’est fait une spécialité des enquêtes d’intérêt mondial, pour les faire travailler ensemble ? Grâce aux nouvelles technologies, la mise en réseau de journalistes nationaux, experts dans leur zone d’investigation, est le gage d’une exploitation la plus complète possible des données. Chaque média peut ainsi faire appel à l’expertise de tous les autres, amplifiant d’autant l’efficacité de l’enquête.
Au préalable, il a fallu recourir aux meilleures techniques de datajournalisme pour rendre lisible le « trésor » de Mossack Fonseca. Forte d’une expérience accumulée lors des précédents leaks, « fuites » en anglais, l’ICIJ a mis au point un moteur de recherches perfectionné et des techniques de datavisualisation pour permettre aux reporters de plonger dans la base et d’extraire les pistes qui les intéressaient. Une fois formée et dotée des outils adéquats, chaque équipe a pu mener ses propres recherches, doublées, quand les pistes avaient émergé, d’un travail plus classique d’investigation. Les « Panama papers » sont ainsi nés de l’alliance, souvent inédite, entre datajournalistes, rompus aux techniques de recherche de données, et journalistes d’enquête, experts notamment des questions d’évasion et de fraude fiscales.
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Un réseau planétaire
L’autre élément-clé de la réussite de l’opération a été la confiance qui a su s’établir, leak après leak, entre les médias partenaires de l’opération. A rebours de l’investigation classique, traditionnellement solitaire, l’ICIJ a bâti un réseau planétaire qui dépasse la concurrence parfois féroce que se livrent les organes de presse. Avec les « Panama papers », le Consortium international a su créer une « newsroom » mondiale, portée par un intérêt commun, plus soucieuse du succès collectif que de l’échappée individuelle. C’est ainsi que 370 journalistes ont pu garder le secret pendant toute l’enquête, sans être tentés de briser l’embargo, fixé au dimanche 3 avril dans la soirée. Il en a résulté une formidable caisse de résonance quand le scoop a été divulgué, repris comme en écho par une centaine de médias étrangers.
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Partage, confiance et confidentialité : c’est à ces trois conditions, associées à des mois d’enquête acharnée, qu’a pu naître le succès des « Panama papers ». L’opération a créé l’événement dans la communauté journalistique mondiale, en démontrant les effets vertueux d’une démarche non concurrentielle. Pour un métier qui se réinvente sans cesse au contact des nouvelles technologies, ce « journalisme de partage » ouvre des perspectives inédites. Au-delà des leaks, cette approche pourrait encourager d’autres types d’échanges et de mise en commun de données au profit de l’information. Portée par le big data, la révolution du journalisme collaboratif n’en est sans doute qu’à ses tout débuts.