Jacky Lorenzetti, lors de la finale de Coupe d’Europe opposant le Racing aux Saracens, à Lyon, en mai 2016. / Pascal Rondeau / Getty Images

Il faut toujours écouter son médecin de famille. Prenons le dossier de Jacky Lorenzetti : en juin 2006, le fondateur du géant de l’immobilier Foncia se tourne vers le rugby sur les conseils de son docteur, Yves Legagneux, alors dirigeant d’un club en très petite forme, le Racing-Métro. « On cherchait de grands capitaines d’industrie pour le club », précise le praticien, aujourd’hui encore établi à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine).

Depuis, M. Lorenzetti préside donc le Racing 92, qui a changé de nom comme de santé financière : l’hebdomadaire Challenges présente le dirigeant comme la 126e fortune de France, 680 millions d’euros au dernier décompte. Largement de quoi relancer un club centenaire ; le faire remonter de la deuxième à la première division (2009) ; lui offrir un titre de champion de France (2016), le sixième de son histoire. Puis, enfin, viser le sacre en Coupe d’Europe : les Racigmen affrontent les Irlandais du Leinster, samedi 12 mai à Bilbao, après la finale perdue il y a deux ans contre les Anglais des Saracens.

« Budget à l’équilibre »

Le mécène a revendu Foncia dès 2007. A 70 ans, il s’amuse désormais avec les filiales de la holding familiale, Ovalto : domaines viticoles, immobilier, gestion financière… et donc club de rugby. « La passion d’entreprendre », justifie-t-il : « J’aime ouvrir les portes, j’aime savoir qui il y a derrière. » L’entrepreneur a pourtant mis du temps à pousser celles d’un stade. Son premier souvenir de spectateur : « Un match du XV de France au Parc des Princes, il y a environ trente ans, avec des amis. » Vague. L’homme a surtout une caution girondine : « Ma femme est du Sud-Ouest », terre d’Ovalie par excellence.

En réalité, Jacky Lorenzetti reste avant tout cet homme d’affaires habitué à taper sur une calculette davantage que dans un ballon. L’un de ces nouveaux dirigeants ayant investi dans le rugby à mesure qu’il se professionnalisait, qu’il se médiatisait : « Le fait que les chefs d’entreprise arrivent dans ce sport est une bonne chose, veut-il croire. Je suis souvent révolté lorsque des gens prétendent que le rugby n’est pas une entreprise comme les autres en termes de gestion. »

Alors parlons budget. Depuis une décennie, le patron des Ciel et Blanc a investi « assez lourdement » chaque année dans ce club passé de 2 à près de 25 millions d’euros de budget annuel. Un apport de « 3 à 3,5 millions d’euros par an », selon ses calculs, qui ont notamment permis la création d’un nouveau siège au Plessis-Robinson. Toujours dans les Hauts-de-Seine, non loin de Montrouge, ville natale du dirigeant.

Le chef d’entreprise, de nationalité suisse par ses grands-parents, avait déjà songé à « [son] modèle économique » : rentabiliser le club à travers le financement d’un grand stade, derrière les immeubles d’affaires de la Défense, à Nanterre. Pardon : une grande salle de spectacles, finalement inaugurée à l’occasion d’un concert des Rolling Stones, en octobre 2017. La U Arena doit son nom, provisoire, à la forme de ses tribunes. Des spectacles, Jacky Lorenzetti en voudrait « quarante à cinquante » par an pour exploiter au mieux sa nouvelle propriété, conçue avant tout à cette fin : toit fermé, écran géant, pelouse synthétique. Y organiser seulement les matchs de rugby ? Une « hérésie » économique, d’après lui.

Cette quête de profit peut parfois mener loin, au détriment des sportifs. Samedi 5 mai, les joueurs du Racing devaient jouer à domicile, contre Agen, un match déterminant pour accéder aux demi-finales du championnat de France. La chanteuse américaine Beyoncé et son compagnon Jay-Z ayant loué le terrain pour y répéter une tournée mondiale, les rugbymen ont finalement joué (et gagné) à Vannes, en Bretagne… « Dans notre modèle économique, il faut bien accepter que le club parfois se délocalise pour permettre à l’Arena d’accueillir des spectacles. Quand Beyoncé s’est présentée, j’en ai parlé avec mes entraîneurs [du Racing], on a fait nos calculs et on s’est dit qu’il valait mieux donner la priorité à Beyoncé cette fois-là. » Le président annonce déjà un budget du Racing « à l’équilibre » à l’issue de la saison en cours, et « bénéficiaire » dans un an « sans qu’[il ait] besoin de mettre un centime ».

« Plate-forme de business »

Chez certains dirigeants, l’idée de l’« arène » a forcé le respect. « Pourtant, au début, moi-même je n’y croyais pas ! », déclare Alain Carré, président de l’US Colomiers et de l’Union des clubs professionnels de rugby, syndicat patronal. Un autre responsable de club, sous couvert d’anonymat, se fait plus critique : « Jacky Lorenzetti s’est “servi” du rugby pour développer des affaires, il s’en sert comme d’un support de communication, une plate-forme de business. »

Lorenzetti concède aujourd’hui un seul regret : avoir voulu procéder à la fusion des effectifs professionnels du Racing 92 et du Stade français, en mars 2017. Projet vite avorté entre l’institution des Hauts-de-Seine et celle de Paris. « En côtoyant joueurs, supporteurs, dirigeants, je me suis aperçu que j’avais fait un faux pas. Deux clubs avec des identités différentes, ça peut cohabiter, se parler, s’affronter, mais pas se marier. »

Très impopulaire, la tentative trahit surtout, selon certains, une méconnaissance de ces clubs et de leur passé. « Il est venu comme un entrepreneur et il a oublié complètement de s’appuyer sur les valeurs du rugby », euphémise Yves Legagneux. Le docteur, qui a très mal vécu la « violence » de la manœuvre, est désormais en froid avec son ancien patient.