Yann Barthès : « J’adore le théâtre de la politique »
Yann Barthès : L'interview
M le magazine du Monde
Pour la première fois, l'empêcheur de communiquer en rond de Canal+ accepte d'être passé à la question.
Yann Barthès. | Photo: Paul Schmidt pour M Le magazine du Monde
Lire également le témoignage en vidéo d'Ariane Chemin, grand reporter.
Dire que "Le petit journal" avait rendez-vous avec la présidentielle 2012 est un euphémisme... On l'attendait. Au tournant sans doute. Mais on l'attendait tout court. Car l'émission de Yann Barthès, née en 2007, au moment où Nicolas Sarkozy s'élançait vers le pouvoir, est devenue un moment majeur : celui qui décrypte, découd, décode le discours et la communication politiques. Revenue sur Canal+ à la rentrée dans une version allongée, l'émission a d'abord déçu les observateurs qui la jugeaient plus conformiste et convenue. Mais elle a bien vite recommencé à alimenter le débat jusqu'à se retrouver, cette semaine, au centre d'une de ces polémiques qui affolent le Net. Alerté par l'équipe de communication de Jean-Luc Mélenchon qui accuse la bande à Barthès de "tordre la réalité", le président de la Commission de la carte (qui délivre le précieux sésame des journalistes) estime - à titre personnel - que la question de savoir si les membres de l'équipe méritent la carte de presse est posée. Il serait, dit-il, plus un humoriste qu'un journaliste ! A cette question, et à bien d'autres, Yann Barthès répond dans l'entretien qu'il a accordé à Ariane Chemin pour M Le magazine du Monde... La première que ce grand timide, qui gère son absence médiatique avec une certaine maestria, ait jamais accordée. On y découvre un authentique enfant de la télé, un potache, un "geek" de l'image, un monomaniaque des mille et un détails qui verrouillent la communication. Un susceptible aussi qui n'aime pas qu'on le critique ou qu'on le prenne en défaut. Un homme de son époque sans doute. Marie-Pierre Lannelongue
Le petit journal et Mélenchon
M Le magazine du Monde: Vous êtes né en 1974, juste après l'élection de Valéry Giscard d'Estaing à l'élysée. Quel est votre premier souvenir politique ? Au " Journal télévisé ", que petit je regardais tous les soirs, j'essayais de décrypter qui était gentil, qui était méchant. J'ai dans la tête des images de Raymond Barre, de Georges Marchais... Je ne me souviens pas, en revanche, du fameux " au revoir " de Giscard et de la chaise qu'il a laissée vide. Je suis de la génération qui ne se souvient pas de VGE.
Votre génération, c'est celle de Mitterrand 1988, de la Chute du Mur, de l'antiracisme... Oui. Et il se trouve que j'ai un souvenir très particulier de Mitterrand. Je l'ai vu au Théâtre Mogador, près des Grands Boulevards. Je crois qu'il s'agissait d'une pièce de Molière. Mon père travaillait à la SNCF et on prenait le train gratuitement. Nous étions dans une corbeille, et lui évidemment en bas, dans le parterre. J'ai vu le président de haut, en surplomb, comme on ne le voit jamais. Je me souviens aussi que, lorsqu'il est entré dans le théâtre, tout le monde s'est levé.
Et la fin du communisme ? Vous vous en souvenez ? Aussi. Mais je me rappelle d'abord le départ de Christine Ockrent. Quand elle a quitté le " Journal télévisé " en 1985, j'étais en deuil. Sur Antenne 2, elle était incroyable, avec cette Terre qui tournait derrière elle... Quand on pense, d'ailleurs, à la polémique qui s'était levée parce qu'on voyait de manière subliminale le visage de Mitterrand dans le générique du JT ! Celle de Sarkozy, elle est dans les jingles de BFM TV.
On a du mal à saisir votre caryotype idéologique... Je ne suis pas militant. Je n'ai jamais été encarté, si ce n'est à un cours de judo. J'ai défilé lors de quelques grèves estudiantines en 1992, je crois, et je me demande encore si j'ai manifesté pour de bonnes raisons. La politique m'a toujours intéressé. J'adore ce petit théâtre. La vie de tous ces personnages m'excite.
Vous êtes un enfant de la télé. Oui. Mais de la télé d'antan, celle des trois chaînes, et encore, la Trois commençait à 16 heures et fermait à 22. Mes souvenirs, ce sont Ockrent, Claude Sérillon, et aussi les otages du Liban, tous les jours avant le journal. Je ressuscite parfois ce souvenir. Quand quelqu'un disparaît de la scène, ou est enfermé psychologiquement, je récite le générique d'Antenne 2, avec la musique (il la chante). J'aimais aussi " L'école des fans " de Jacques Martin. Mes parents m'avaient emmené voir l'émission consacrée à Pierre Perret. Encore en train.
Comment définiriez-vous votre travail ? Croiseur d'infos ? Sémiologue ? Clown ? Décrypteur de médias ? Journaliste. Et je n'imagine pas qu'en mars, un mois avant les élections, on puisse nous retirer nos cartes de presse, nous interdire les meetings et les conférences de presse, comme menace de le faire la Commission de la carte...
Faites-vous partie des journalistes qui, tel Jean-Michel Aphatie, estiment que leur neutralité passe par le fait de voter blanc ? Il dit ça, Jean-Michel Aphatie ? Pas du tout. Je vote toujours. Je viens de déménager, je me suis réinscrit sur les listes électorales grâce au site Web Service-public.fr, très bien fait !
La seule trace d'engagement qu'on peut déceler, dans " le Petit journal ", c'est quand il s'agit du Front national. Lors de l'avènement de Marine Le Pen, vous avez été de ceux qui pensaient que la fille est aussi dangereuse, voire plus dangereuse, que le père, car les fondamentaux restaient les mêmes. L'image de la fille parlant avec la voix off du père, c'est " le Petit journal ". Comme la " piqûre de rappel " avec les militants qu'on va chercher dans les meetings. On a beaucoup discuté pour déterminer comment on allait traiter le Front national. Avec Marine Le Pen, c'est devenu plus compliqué, parce qu'elle a bien bossé sa communication. Avec elle, les traits sont moins grossiers. Mais pour nous, effectivement, ce n'est que l'image qui a changé avec la personne.
Certains trouvent la campagne 2012 ennuyeuse. Qu'en pensez-vous ? Il y a en tout cas une nouveauté : les vidéos, les tweets. La vidéo du " Casse-toi, pauvre con " a marqué le début d'une séquence. C'est la première fois qu'une présidentielle est ainsi " surveillée ". C'est un enfer pour les politiques...
Vous faites pareil, non ? Non, parce que nous ne volons rien. Aucune image. Nous sommes accrédités comme les autres médias, et placés aux mêmes endroits, même si nous ne voyons pas les mêmes choses.
Etes-vous sur Twitter, justement ? Sur Facebook ? Ni sur l'un ni sur l'autre, non. Pour une question de salubrité. Twitter, c'est comme un bar où il y aurait cinquante personnes qui parleraient de Yann Barthès devant moi. Je n'aime pas la violence de ce réseau, ses attaques, notamment physiques. Je me protège. [Il sort son portable.] Hier, quelqu'un a twitté : " "Le petit journal" de Yann Barthès est mauvais mais son cas est en dessous de tout et en plus ils sont moches et ont des vraies têtes de cons. " Quel intérêt ?
Vous-même avez filmé Nicolas Sarkozy sous toutes les coutures, talonnettes comprises. C'est effectivement un journaliste du " Petit journal " qui a filmé Nicolas Sarkozy chantant La Marseillaise sur la pointe des pieds, en 2007, avant le premier tour. Tout le monde filmait son visage, nous, on a choisi de montrer les pieds, parce que ça veut dire quelque chose. Non parce qu'il est petit (je fais la même taille que lui !), mais parce qu'il se grandit.
Depuis cinq ans, Nicolas Sarkozy est devenu un personnage récurrent : vous avez lu sur ses lèvres, traqué les copiés-collés de ses discours... Une mascotte ? D'abord, on était là pour son élection. Ensuite, c'était le chef de l'Etat. On a eu accès à toutes les images. On a travaillé comme les autres médias : Nicolas Sarkozy connaît le journaliste du " Petit journal " qui le suit. Parfois je me demande comment ç'aurait été avec Ségolène Royal. Bien aussi, je pense.
Yann Barthès. | Photo: Paul Schmidt pour M Le magazine du Monde
Vous semblez avoir plus de mal avec François Hollande. Nous n'avons pas accès à Hollande. On ne peut observer que ce qui l'entoure. Depuis la primaire, sa communication est verrouillée. Et dimanche, c'est la grosse machine médias qui s'est mise en route. Au Bourget, c'était la première fois qu'aucune caméra n'était autorisée dans un meeting. Seules étaient disponibles les images du " pool ", dans lesquelles nous avons quand même repéré que Hollande n'arrivait pas à chanter La Marseillaise.
"Dans vos montages, Nicolas Sarkozy est rigolo. dans la vie, il est grave", a dit Bernard-Henri Lévy que vous avez invité au " Petit journal ". Etre rigolo, n'est-ce pas être sympathique, comme le Chirac ou le PPDA des Guignols ? "Le petit journal " montre ce qu'on veut bien nous montrer. Sarko, je ne l'ai jamais vu. Je n'ai pas d'image de lui grave.
Mais quand un de vos journalistes court avec lui dans Central park ou monte sur son vélo pour l'interroger en pédalant de concert autour du cap Nègre, n'est-ce pas de la connivence ? Le sous-titre annonçant " l'interview du président en Lycra moulant ", ça met tout de suite un peu de distance. On a vu pire en matière de connivence. Le visage de Sarko montre qu'il sait qu'on se moque de lui. Et puis, c'est notre marronnier...
Les amis de Jean-Luc Mélenchon ont parlé du " tribunal médiatique " du " petit journal "... Je constate que ce sont les trois partis qui se disent " antisystème " qui entretiennent de mauvaises relations avec nous : celui de François Bayrou, le Front national, qui nous a interdit l'accès du congrès de Tours, et celui de Jean-Luc Mélenchon, qui nous a empêchés de filmer, il y a quelques jours, une table ronde, à Metz.
Vous montrez Bayrou quittant un meeting en Audi, Mélenchon qui " oublie " de saluer Eva Joly... Pour vous, on ne peut pas défendre la production française sans rouler en Renault ? Faire de la politique et être mal élevé ? Mais François Bayrou venait de tenir un discours à Pau où il expliquait qu'il fallait produire français ! Ce thème a été mis en avant, en décembre, dans la campagne. Visuellement, s'en aller dans une voiture allemande, ça ne tenait pas la route. On a montré que quelqu'un, dans son équipe, n'a pas fait son boulot.
Quand vous montrez un David Douillet incapable de répondre aux questions non préparées de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée, n'est-ce pas, a contrario, un éloge de l'ENA ? Ça n'a rien à voir. J'ai pas fait l'ENA non plus et, si on pense ça, c'est que le sujet est raté. On avait filmé Douillet quand il faisait sa tournée des popotes à l'étranger pour dire aux expatriés de voter Sarkozy. On a voulu voir ce qu'il donnait comme ministre des sports à l'Assemblée...
Les grosses entreprises ne sont évoquées que de manière subliminale dans " le petit journal ". Pourquoi le pouvoir économique ne vous intéresse-t-il pas ? Il y a une raison très pratique à ça : les grosses sociétés n'acceptent pas les caméras. On a évoqué plusieurs fois ce sujet à l'occasion de réceptions données à l'Elysée. Chaque fois qu'un patron s'avançait sur le tapis rouge, on incrustait le logo de sa boîte à la place de son nom.
"Le Petit journal" est-il soumis lui aussi, durant la campagne, aux règles d'égalité du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ? Evidemment, comme en 2007. J'ai hâte ! C'est toujours un moment génial. On va appliquer les règles du CSA à la lettre pour montrer leur -absurdité. Puisqu'il ne précise pas que les phrases des politiques comptabilisées sur le temps de parole doivent être intelligibles et formées, on va monter leurs phrases à l'envers. Ou faire défiler les noms de tous les candidats - puisque à partir d'une certaine date on doit tous les citer également - sur une musique idiote. Bref, on va jouer.
Le 28 septembre dernier, en remettant une légion d'honneur à Julia Kristeva, Nicolas Sarkozy a évoqué Roland Barthes en prononçant... Barthès. Une consécration ? Je pense que c'était un défaut de " prononcé ". Ou alors il avait Fabien Barthès en tête. J'espère qu'il a autre chose à faire que de penser à moi !