Le mort saisit le vif : génération 95, national-étatisme et troisième gauche
Le mort saisit le vif : génération 95, national-étatisme et troisième gauche
En réponse à la tribune « Nuit debout peut être porteur d’une transformation sociale de grande ampleur » publiée dans Le Monde et cosignée entre autres par Frédéric Lordon et David Graeber, Philippe Corcuff considère que leur position relève de la soupe idéologique en rupture avec le nouvel élan incarné par la jeune génération de la gauche libertaire
Par Philippe Corcuff
J’ai été un des animateurs de la pétition de soutien aux grévistes, dite « pétition Bourdieu », en décembre 1995. J’avais la trentaine et une nouvelle gauche radicale prenait corps. Les vingt dernières années, nous avons été incapables de bâtir une alternative. « Dérisions de nous dérisoires » chante Alain Souchon dans Foule sentimentale… Aujourd’hui des picotements émancipateurs réapparaissent.
Le refus de la loi El Khomri a pris des formes diversifiées : mobilisations sur Internet, Facebook et Twitter, manifestations et grèves classiques, Nuits Debout… Cette contestation multidimensionnelle a eu le grand mérite de redonner des couleurs à l’espérance quand l’extrême droitisation semblait inéluctable. Pour « aller plus loin », nombre de militants organisés et d’intellectuels critiques pointent une direction unique : « grève générale ! »
Á rebours des attentes, cela pourrait constituer un enterrement des potentialités novatrices en train de brouillonner sous nos yeux au profit d’un fantasme historique qui a rarement été opérationnel en France en dehors de Mai 68. « Le mort saisit le vif ! », lançait Marx dans la préface à la première édition du Livre I du Capital en 1867. Le passé mort tend souvent à figer le présent vivant en jouant le rôle d’éteignoir de ses possibilités.
Déjà lors du mouvement opposé à la contre-réforme des retraites de 2010, la grève générale apparaissait comme un Sésame. Il était pourtant visible qu’elle ripait sur le réel. En fin de mouvement, j’avais esquissé l’hypothèse d’un cadre pluraliste alternatif : celui d’une guérilla sociale durable, vite stigmatisée comme « défaitiste » juste avant que le mouvement ne se consume.
Ne regrettons pas la diversité des sites de luttes, pour en faire au contraire le réservoir pluridirectionnel d’une durabilité mobile. Attaquons les pouvoirs économiques et politiques par différents angles entre lesquels trouver des liaisons originales ne passant pas nécessairement pas le tous en grève en même temps. Ouvrons de nouveaux fronts quand d’autres apparaissent fourbus. Ponctuons cette temporalité plus longue par des initiatives interprofessionnelles. Valorisons les espaces de parole coopérative et délibérative comme Nuit Debout. Trouvons des associations avec les expériences alternatives (type AMAP, squats autogérés ou universités populaires) comme avec les dissidences artistiques et intellectuelles… Tout cela en étirant le temps, en décalage avec la fascination du capitalisme néolibéral pour l’immédiat et l’accéléré.
La grève générale ne constitue qu’un des outils de généralisation à disposition des résistances sociales. Or, dans ses usages fusionnels actuels éloignés de son esprit libertaire d’hier, elle a de fortes accointances avec la façon dominante de fabriquer de la politique dans les États-nations modernes. Thomas Hobbes en a donné une formule théorique en 1651 dans son Léviathan : tirer l’Un du Multiple via le mécanisme de la représentation.
Cet aplatissement unificateur de la diversité est porté au sein de la gauche radicale aussi bien par le centralisme républicain que par des marxistes héritant de l’avant-gardisme léniniste, reconduisant les catégorisations de l’État-nation dans la confrontation avec lui. Il est alourdi du poids d’un « logiciel collectiviste » sur la gauche française depuis l’après-guerre de 14-18, marginalisant les individus au profit du collectif-roi.
Les sensibilités libertaires ont ouvert historiquement d’autres façons de fabriquer du commun sans annihiler la diversité, en réévaluant la place d’individualités associatives et en prenant au sérieux la pluralité des formes de domination (de classe, de genre, raciste, homophobe, étatique, etc.) sans chercher à les fondre dans une contradiction capital/travail vue comme principale. Elles renaissent à travers les modes de contestation composites actifs sur les réseaux sociaux ou à Nuit Debout. Car si on a besoin d’intersections communes, de moments partagés, de revendications convergentes, la fusion des luttes pourrait s’avérer mortifère.
Le péril unificateur est renforcé par la double fétichisation de l’État et de la nation intervenue dans la dernière période au sein des milieux intellectuels et des sympathisants de la gauche radicale à l’occasion des débats sur la sortie de l’euro et de la crise grecque. Un poison national étatiste s’est répandu.
Dans l’ambiguïté du référent « antinéolibéral » de 1995, qui a depuis connu des succès à l’extrême droite, nous n’avons pas vu qu’il n’y avait pas deux gauches mais au moins trois : la social libérale, la nationale étatiste et celle de l’émancipation, internationaliste et libertaire. L’émergence de cette troisième gauche a du mal à s’opérer dans le confusionnisme avec le national étatisme.
Le récent texte collectif « Nuit debout peut être porteur d’une transformation sociale de grande ampleur » publié dans Le Monde daté du 4 mai 2016 exprime bien cette équivoque. On trouve, par exemple, parmi ses signataires le principal théoricien du national étatisme français, Frédéric Lordon, et un représentant d’un renouveau anarchiste de l’anthropologie américaine, David Graeber. En partant d’une mythologie pauvrement hagiographique de la « gauche antilibérale et anticapitaliste » depuis 95, cette tribune d’intellectuels critiques enfonce le clou du stéréotype de « la grève générale », « décisive pour opérer la jonction entre occupation des places et mobilisation sur les lieux de travail ».
Et cette soupe idéologique remâchée passe à côté de la composante proprement spirituelle, dans l’acception non nécessairement religieuse de l’exploration individuelle et collective du sens et des valeurs de nos existences, qui sourdre des paroles libérées sur nos places. Comme une façon de rebondir après les chocs traumatiques des attentats de 2015. Face à cela, le caractère étriqué de l’intelligence stratégique politicienne redouble le dessèchement spirituel propre à l’ordre marchand.
La difficile tâche de décantation d’une gauche libertaire revient aux nouvelles générations militantes, artistiques et intellectuelles engagées dans les mouvements en cours. L’effort d’analyse autocritique des écueils qui nous ont fait échouer pourrait les aider.
Philippe Corcuff est maître de conférences de science politique à l’IEP de Lyon, militant libertaire et altermondialiste. Derniers ouvrages parus : Pour une spiritualité sans dieux, Textuel, 2006 et Enjeux libertaires pour le XXIe siècle par un anarchiste néophyte, Editions du Monde libertaire, 2005