Mariages forcés, grossesses précoces et rapprochées, avortements dissimulés : en Afrique de l’Ouest, l’entrée dans la sexualité est, pour beaucoup de jeunes filles, chaotique au mieux, mortelle au pire. Que peut alors l’école pour refréner les pratiques à risques et accompagner les jeunes gens dans le franchissement de ce « stade adolescent » ? Une enquête anthropologique conduite en 2015 au Bénin tente d’apporter des débuts de réponses.

En Afrique de l’Ouest, notamment francophone, des milliers de jeunes adolescentes tombent chaque année enceintes avant même la fin de leur puberté, et deviennent mères, sans avoir atteint la maturité physique, affective et sociale leur permettant de faire face à ce nouveau statut. « Petites bonnes », vendeuses ambulantes, mais aussi parfois collégiennes ou apprenties : on les appelle communément, sans que l’expression ne soit dénuée d’un certain mépris social, les « filles-mères ». Au Bénin, où 8 % des filles sont mariées avant l’âge de 15 ans, les grossesses adolescentes sont plus courantes qu’ailleurs. Il n’est pas nécessaire de s’appesantir trop longtemps sur les complications, tant physiques – au moment de l’accouchement par exemple, rendu difficile par un bassin trop étroit – que psychosociales qui parsèment ces destinées.

Le « devenir adulte »

Or les questions de genre, de fécondité et de contraception, du « devenir adulte », sont peu, voire pas abordées du tout dans l’enceinte scolaire, sans doute perçues comme trop sensibles ou relevant du domaine de l’intime. Il y a pourtant, à y réfléchir, dans les salles de classes des collèges d’Abidjan, de Cotonou, de Conakry et de leurs provinces, un potentiel d’écoute extraordinaire. En d’autres termes, le public « captif » que constituent les millions de collégiens africains francophones nous semble, à l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique) devoir être considéré comme une cible prioritaire pour faire passer les bons messages et induire les changements de comportements nécessaires. Précisément, nous pensons que l’école doit donc se renouveler pour être ce relais d’éducation sanitaire abordant scientifiquement les mécanismes de la reproduction. Les questions touchant à la sexualité pourraient être introduites dans la formation initiale des enseignants, pour permettre à ces derniers d’en parler à leurs élèves selon une démarche adaptée à leurs situations et expériences, « normativement neutre », en soulignant les questions sociales que pose, pour toute société, la sexualité.

L’anthropologie au service de la santé publique

C’est partant de cette conviction que l’AFD a souhaité financer, courant 2015, les travaux d’une petite équipe de recherche en anthropologie sous la conduite de Yannick Jaffré, chercheur au CNRS, autour des questions liées au rapport au corps et aux représentations de la sexualité en milieu scolaire au Bénin.

L’équipe du professeur Jaffré a posé ses cartons dans trois collèges des départements de l’Atlantique et du Littoral pendant les dix mois d’une année scolaire ; a laissé traîner ses oreilles dans les cours de récréation, les couloirs, les salles de classe. Noté les dires, les émotions contenues, les phrases avortées ; consigné les comportements, de gêne ou de séduction. Des questionnaires simples ont été proposés à environ 500 élèves, dont l’analyse a été complétée par une cinquante d’entretiens plus approfondis.

Un espace sexuel juvénile

Il ressort de ces travaux que si l’école est bien sûr d’abord un lieu d’acquisition de connaissances, elle est aussi un espace sexuel juvénile, mâtiné de relations équivoques, un « théâtre » où parfois ont lieu les premiers rapports sexuels. Physiquement « mûrs », mais socialement immatures, les adolescents distinguent nettement leur propre sexualité, conçue comme un jeu corporel et comme un apprentissage, des relations affectives « adultes » régies par des conduites respectueuses et des engagements familiaux et sociaux, déclinés des normes locales. Au contraire, les modalités de cette sexualité adolescente « immédiate » sont très fortement influencées par des « scripts » mondialisés – clips, séries, films érotiques – construisant des imaginaires sexuels de référence, mêlant le sensuel et l’ostentation des signes de richesse (vêtements, téléphones, etc.).

Le sexe, « monnaie d’échange »

Mais le collège est aussi un lieu de grande vulnérabilité pour les jeunes filles. Le corps et la beauté sont des objets de négociations et de tractations pour obtenir de bonnes notes, ou un passage en classe supérieure. Entre pouvoir statutaire des enseignants et usage social d’un « capital de séduction », les jeunes élèves font l’objet de multiples pressions de la part des adultes, et notamment des enseignants. Si l’existence de pratiques sexuelles « asymétriques » dans l’enceinte scolaire est connue de tous, celles-ci ne font paradoxalement pas l’objet d’un débat, voire de protestations ou d’une revendication collective. De ce fait, lorsqu’elles se retrouvent enceintes, les adolescentes sont renvoyées à une responsabilité – ou culpabilité – individuelle et sont à la fois condamnées par leurs familles, critiquées et moquées par leurs pairs, et le plus souvent, abandonnées par leur partenaire.

Autrement dit, l’institution scolaire et les familles peinent à accompagner cette entrée dans la sexualité et à construire une réponse cohérente à cette situation. Entre l’embarras des parents, la dissimulation des pratiques et la brusquerie des sanctions, la sexualité reste « clandestine » : une « histoire sans parole », sans discours éducatif et affectif pour la nommer et l’accompagner.

Mieux former les enseignants

Cette situation doit évoluer. L’une des pistes concrètes à retenir pourrait être la création d’observatoires des problèmes rencontrés par les adolescents, rassemblant en leur sein pédagogues, chercheurs, médecins, afin de constituer un précieux outil de réflexivité et d’orientation à même de soutenir et d’accompagner l’évolution des comportements, et d’assumer une position éthique, énonçant sans ambages que l’usage d’un pouvoir sexuel sur les jeunes filles est contraire au statut de l’enseignant.

Adrien Absolu est chef de projet à l’Agence française de développement (AFD, partenaire du Monde Afrique), division santé et protection sociale.