Cannes 2016 : à l’ombre des marches, la montée de l’ACID
Cannes 2016 : à l’ombre des marches, la montée de l’ACID
Par Isabelle Regnier
L’association a présenté une sélection de films aventureux, portée par « La Jeune Fille sans mains », « Le Parc », « Swagger » et « Tombé du ciel ».
Longtemps considérée comme une sorte de « off » antipaillettes, où des documentaires militants voisinaient avec des films aux formes plus ou moins radicales, l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (ACID) a pris du galon à mesure que gonflait, ces dernières années, le nombre de candidats à une place sur la Croisette. Son identité n’a pas changé, la sélection des films étant toujours faite de la même manière, par des cinéastes membres de l’ACID et, dans la mesure du possible, qui y ont eux-mêmes présenté leurs films l’année précédente – cette année, Benoît Forgeard (Gaz de France), Emilie Brisavoine (Pauline s’arrache), Anna Roussillon (Je suis le peuple), Julia Kowalski (Crache cœur), Nathan Nicholovitch (De l’ombre il y a), entre autres, se sont prêtés à l’exercice. Mais cette petite section nichée dans l’ombre de l’officielle et des grandes parallèles révèle régulièrement, désormais, des films appelés à faire du bruit dans les mois qui viennent.
Avec neuf films sélectionnés, l’édition 2016 aura esquissé une idée du cinéma aventureuse, ouverte aux quatre vents, dont quatre films forment le carré d’or : La Jeune fille sans mains, de Sébastien Laudenbach, splendide long-métrage d’animation inspiré d’un conte des frères Grimm ; Le Parc, de Damien Manivel, une histoire d’amour chorégraphiée depuis sa naissance jusqu’à sa mort dans un décor digne d’un conte de fées ; Swagger, d’Olivier Babinet, séduisant mix de fiction et de documentaire inspiré de la vie d’adolescents d’une cité difficile ; et enfin Tombé du ciel, de Wissam Charaf, une comédie burlesque d’une remarquable rigueur formelle sur le refoulé de la guerre libanaise, avec lequel la programmation s’est clôturée vendredi 20 mai.
Traitement impertinent
Le titre de ce dernier film fait référence au personnage principal, Sniper, un homme disparu depuis vingt ans, qui refait surface en titubant dans la neige sous un ciel bleu cyan. Il retrouve son frère, un gros bonhomme un peu simplet qui gagne sa vie comme vigile. Et son père, qui vit avec lui, vieux dingo qui traîne toute la journée en robe de chambre et ne sort de son silence que pour évoquer Alexandre le Grand, les croisés, les Romains ou les Ottomans en éructant : « On leur a niqué leur race, on les a découpés en morceaux ! »
Satire d’une société libanaise hystérique, perpétuellement au bord de l’implosion, le film développe, à l’intérieur de ses beaux cadres carrés, un burlesque subtil et élégant, d’inspiration keatonnienne, qui épingle tout à la fois le culte des armes, le machisme viscéral, l’urbanisme anarchique, la dissolution de tous les principes et de toutes les valeurs dans l’obscénité du spectacle généralisé… On pense souvent à Elia Suleiman, pour l’aspect très graphique des gags, pour la manière qu’ils ont de décanter au fil d’une mécanique de boucles et de répétitions d’une précision remarquable. Pour l’ironie mordante et pince-sans-rire, aussi.
Personne n’est vraiment content de voir revenir ce disparu. Depuis vingt ans qu’on croit qu’il est mort, on s’est bien habitué à vivre sans lui, et maintenant qu’il est là on ne sait pas trop quoi en faire. Ce traitement impertinent de la figure archétypale du cinéma libanais – le « refoulé » de la guerre dans lequel est englué le pays – est une manière élégante de s’inscrire dans une lignée de cinéastes à laquelle appartiendraient Ghassan Salhab, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, pour ne citer qu’eux, et de s’affranchir dans le même temps de leur emprise.
Tout cela serait déjà énorme pour un premier film, réalisé qui plus est avec un budget dérisoire de 200 000 euros. Mais le plus beau, c’est qu’au cœur de cette mécanique bien huilée, Wissam Charaf fait jaillir des petits précipités de tendresse.
Ces irruptions sentimentales inopinées, au détour d’un massage ou de la prise d’un test ADN, témoignent chez le cinéaste d’une croyance humaniste dans les vertus du « care », du soin, qui rend son film délicatement émouvant, et donne furieusement envie de découvrir le prochain.
Avec neuf films sélectionnés, la programmation 2016 de l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (ACID) aura esquissé une idée du cinéma aventureuse, ouverte aux quatre vents. | ACID