Catherine Frot : « Je me sens petite et grande à la fois »
Catherine Frot : « Je me sens petite et grande à la fois »
Propos recueillis par Sandrine Blanchard
Après son César de la meilleure actrice pour « Marguerite », elle vient de remporter le Molière de la meilleure comédienne de théâtre privé pour « Fleur de Cactus ». Et tourne actuellement « La Sage Femme » de Martin Provost, aux côtés de Catherine Deneuve et Olivier Gourmet.
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si ma grand-mère paternelle n’avait pas été une grande fidèle de la Comédie-Française, qui me racontait toutes les pièces qu’elle allait voir. Elle était commerçante et a été abonnée pendant quarante ans au Français. Elle m’a communiqué son amour du théâtre.
Quels souvenirs gardez-vous de ses récits ?
Elle ne s’est jamais remise de la représentation du Dindon. Elle rejouait sans cesse les répliques et partait dans des fous rires. Le plaisir rayonnant que je voyais sur son visage, c’était magique.
Cela vous faisait rêver ?
Cela m’impressionnait. Je recevais sa joie et surtout son amour des acteurs – Jacques Charon, Jean Le Poulain… C’était comme si elle les avait toujours connus.
Elle ne vous a jamais emmenée avec elle au théâtre ?
Non. Par contre, elle est venue me voir dans l’une de mes premières pièces. A peine entrée sur scène, elle a crié : « C’est ma petite fille ! » Tout le monde a entendu.
Votre première envie professionnelle n’était pas la scène…
Gamine, je voulais être géologue. Mon père, ingénieur, nous racontait sans cesse comment la Terre s’était fabriquée, nous expliquait la forme des montagnes. Je ramassais des cailloux, j’aimais leur graphisme, leurs taches, la possibilité d’évasion lorsqu’on les regarde ; comme dans la peinture de Pierre Soulages, que j’adore. Mais je me suis aperçue que je ne pouvais pas faire un métier scientifique. J’étais trop attirée par le domaine artistique.
Pourquoi ?
Parce que je voulais faire l’inverse de mes parents. Un peu par rebellion. Je refusais de faire de longues études. Avocat, médecin, etc., c’était « non ». J’aime depuis toujours l’état contemplatif. Très tôt, la notion de transformation était pour moi une idée artistique. La nature se transforme en peinture, les acteurs se transforment en personnages, cela m’a toujours interpellée.
Votre première transformation, c’était Zavattine dans la cour de l’école ?
Oui. J’étais en CM2. Dans la cour de récréation, il y avait comme une piste autour de trois arbres. Je m’y installais. Tous les enfants se mettaient autour de moi. C’était un rendez-vous quotidien.
Pourquoi Zavattine ?
Mon père nous sortait beaucoup au cirque et au cinéma, voir les grands comiques de l’époque, Jacques Tati, Chaplin… Lorsque j’ai découvert Zavatta, cela a été un choc énorme. Voir ce grand clown acrobate, qui pouvait rester immobile à l’horizontal, cela m’a subjuguée.
Qu’est-ce qu’elle faisait, cette Zavattine ?
C’était spontané. C’était plus fort que moi. Je disais par exemple : « Alors aujourd’hui, Zavattine va au marché, avec sa grand-mère ». Cela durait le temps de la récréation et ça cartonnait ! Ce fut mon premier public. Quand j’étais enfant, avec mon frère et ma sœur, on représentait beaucoup mes parents en spectacle : je jouais le rôle de mon père, ma sœur faisait ma mère et mon frère faisait les enfants. Mon père ricanait. Mais l’idée de devenir actrice est arrivée bien plus tard, un peu par hasard.
Dans votre jeunesse, vous avez vécu beaucoup de déménagements, un divorce, vous dites n’avoir jamais ressenti de « sérénité familiale » ?
C’est vrai. La notion de déracinement me pesait. Maintenant, j’accepte le chaos de la vie. Mais auparavant, j’avais du mal, j’avais besoin de repères. Je reste très proche de mon père. Ma mère, professeur de mathématiques, qui est maintenant décédée, je l’avais perdue de vue. C’est peut-être pour cela que j’ai eu des périodes d’instabilité.
Petite, vous vous sentiez « atypique ». C’est-à-dire ?
C’est la notion de se sentir un petit peu en marge, la difficulté à entrer dans les cadres. Mais je ne suis pas une vraie rebelle, je reste assez raisonnable. En revanche, j’ai vraiment des rêves et ils sont puissants. C’est comme quand je regarde de la peinture – ce qui me passionne – je cherche l’or, ce qui va me troubler, me bouleverser. Presque froidement. Je suis attirée par tout ce qui est extraordinaire, mais pas forcément spectaculaire. Dans mon travail, j’ai vraiment l’occasion d’aller chercher cela.
Qui vous a encouragée à être comédienne ?
Mes professeurs de théâtre me disaient toujours : « Il faut continuer dans cette voie, Catherine ». La première a été la comédienne et metteur en scène Marcelle Tassencourt, au conservatoire de Versailles. Mais, au départ, je me suis dirigée vers le théâtre comme n’importe quel ado. Ensuite, j’ai intégré des écoles du premier coup, mes professeurs me soutenaient. Je voyais que j’avais des facilités.
L’école de la rue Blanche, le Conservatoire national et une proposition d’intégrer la Comédie-Française, que vous déclinez…
Plus ou moins. Ce sont eux qui ont d’abord dit non. J’ai eu une première proposition à 16 ans. Un jour, mon père a reçu un coup de téléphone de Pierre Dux. C’était pour le rôle d’Agnès dans L’École des femmes. Finalement, ils ont retenu Isabelle Adjani. Trois ou quatre ans plus tard, on m’a proposé à nouveau d’intégrer la Comédie-Française. Mais je faisais alors partie de la jeune compagnie du Chapeau rouge, cela me plaisait beaucoup et je n’ai pas retenu l’idée du Français. Notamment à cause de mon premier échec. Mon père m’a dit : « Tu es folle ».
Lorsque vous vous engagez dans ce métier de comédienne, avez-vous le soutien de vos parents ?
Oui, de mon père. Mais il voulait absolument que je fasse la Comédie-Française, il était très critique sur la compagnie de théâtre. C’était un cauchemar, on a eu des grandes fâcheries à l’époque. J’ai travaillé neuf ans en troupe de manière intense, avec Pierre Pradinas, Jean-Pierre Darroussin, Yann Collette… On faisait tout, même les décors, et on a créé un lieu pendant le festival off d’Avignon. J’ai eu plusieurs vies dans ce métier. Le cinéma est venu plus tard.
Pourtant, autour de la trentaine, après le film Escalier C, le cinéma, vous n’y croyez plus…
Parce qu’il ne faisait pas appel à moi. J’avais décidé de quitter la compagnie pour faire un chemin plus solitaire. Je sentais que j’étouffais un peu, que je passais à côté d’autres choses, et pourtant c’était une famille passionnante, amicalement et artistiquement. J’ai eu quelques années de vide. Je me questionnais, je me demandais si j’allais continuer. Je me disais, « ce n’est pas à 35 ans que tu vas faire une carrière de cinéma ». Mais à l’époque, j’avais un mari qui m’encourageait à ne pas lâcher, à accepter de faire des choses plus modestes, à me reconstruire.
Le tournant, c’est le film de Cédric Klapisch, Un air de famille ?
Oui, pour la popularité que ce film m’a apportée. J’avais 39 ans. Ce qui s’est passé était plus fort que moi. Je prends très à cœur mes personnages, je ne les lâche pas. Celui de Yolande dans Un air de famille était a priori considéré comme méprisable. J’ai eu envie qu’on l’aime parce que c’est un personnage de bonté, de pureté, comme un diamant caché : on ne la voit pas mais elle brille. J’adore ces personnages-là, j’en ai joué plusieurs. Odette Toulemonde ou Winnie dans Oh les beaux jours, c’est pareil. Ce sont des gens mis au ban, auxquels personne ne s’intéresse, mais qui ont un cœur gros comme ça.
Qu’est-ce qui vous attire dans ces personnages ?
Ces femmes n’ont pas peur, mais ne voient pas le mal autour d’elles. Elles ont une forme d’innocence face à l’existence. Cela m’attire. C’est Jacques Villeret dans Le dîner de cons, c’est l’idiot de Dostoïevski, ou celui de Jean-Luc Godard (joué d’ailleurs par Jacques Villeret). Ce sont des personnages inébranlables, que l’on retrouve partout.
La pièce de Samuel Beckett, Oh les beaux jours, a, semble-t-il, beaucoup compté…
Je me suis retrouvée face à une montagne. J’ai mis cinq ans à la monter, à trouver le bon metteur en scène, la bonne équipe pour m’aider à réaliser ce monologue infernal de Beckett. Mais j’aime la difficulté. Je ne voulais pas me contenter d’une carrière avec des personnages, drôles, sympas. Cela ne me suffisait pas du tout, du tout, du tout. Il me faut un os à ronger, que ce soit copieux. J’aime me surprendre, et je ne veux jamais me lasser de ce que j’ai à faire. L’interprétation d’une pièce comme Oh les beaux jours – que j’aimerais d’ailleurs reprendre – est inépuisable. Ce texte est extraordinaire. Je l’avais vu à 18 ans avec Madeleine Renaud. Roger Blin, le metteur en scène, m’avait reçue chez lui, il y avait des livres partout, il m’avait conseillé certaines lectures, ce fut une rencontre très importante.
D’où vient ce besoin, ce goût, pour la difficulté ?
Mon père a une forte personnalité, un peu extrême sur le dépassement de soi-même. J’étais très sportive quand j’étais jeune, lui aussi. Quand on était ensemble, il prenait toujours des risques. La notion de se surpasser était toujours présente, physiquement. Ce besoin de difficulté vient de là, sans doute. En voyant Zavatta, j’ai aussi ressenti cette notion de dépassement. Tout comme lorsque j’ai découvert El Greco, au Prado à Madrid, à l’âge de 13 ans. Cela positionne les choses à un endroit. On peut choisir de l’oublier, moi je n’y arrive pas. Donc je tente.
Quelle est cette phrase de Jouvet que, paraît-il, vous gardez toujours avec vous ?
Ah oui ! Je peux vous la dire par cœur. C’est Jouvet, en scène, qui raconte le sentiment de l’acteur face à son public : « Tous ses yeux qui vous regardent, cette vie intense et muette que l’on ressent en soi par ses regards, comme dans une salle de musée quand tous les tableaux vous regardent, cela donne un sentiment d’intimité, de volupté, comme un rêve, on en vient à douter de sa propre existence, on en est transformé. » A chaque fois que je dis cette phrase, j’en ai des frissons. Jouvet raconte le processus intime de l’acteur. Quand le rideau se lève, les deux secondes où il devient un autre. C’est d’une beauté pure. Le mois dernier, j’ai trouvé une autre citation de Jouvet qui me plaît aussi beaucoup : « On fait du théâtre parce qu’on a l’impression de n’avoir jamais été soi-même et qu’enfin on va pouvoir l’être. » Cette phrase est fantastique.
Vous ne savez pas qui vous êtes ?
La vie me semble plus floue que mon travail. Je suis quelqu’un d’assez hésitant. Le problème du choix dans la vie est un souci pour moi. Cette vie, je l’ai voulue, et en même temps ça me dépasse. J’ai plus de mal à parler de moi que de mes personnages. Honnêtement.
Un César pour Marguerite, puis un Molière pour Fleur de Cactus, comment vivez-vous ces récompenses ?
Je me sens petite et grande à la fois, comme mes personnages. Je suis émotive, j’aimerais l’être moins. Il y a vingt ans, j’avais été récompensée pour Un air de famille au théâtre et au cinéma. Le doublé, c’est ma spécialité ! Dans vingt ans, je remets ça ! Dans Fleur de Cactus, je me suis rarement sentie autant au diapason entre moi-même et la scène. J’ai vraiment aimé cette sensation, il y a quelque chose de gourmand et le public le ressent. Michel Fau propose vraiment un autre regard sur le théâtre, il est brillant. Quant à moi, en jouant Beckett, Barillet et Gredy, j’ai l’impression de faire œuvre utile. Je ne comprends pas cette coupure en France entre théâtre privé et public.
Lors de la cérémonie des Césars, votre fille adoptive vous a accompagnée…
C’était fort. Suzanne a vraiment voulu venir. On avait répété ensemble les chants pour Marguerite, elle m’enregistrait, on rigolait. Suzanne est d’origine mauritanienne. Je l’ai adoptée bébé. Elle va avoir 20 ans, elle m’impressionne et je veux la protéger. Elle n’a pas du tout envie d’être actrice, elle fait des études d’anthropologie et de droit européen.
Sur quel film avez-vous eu le plus de retour du public ?
Pour Vipère au poing. J’ai reçu énormément de courriers, de jeunes entre 10 et 15 ans. Et puis pour Odette Toutlemonde. Cela me fait plaisir d’être considérée comme une actrice populaire. Lors de la sortie de Vipère au poing, le film a été descendu par la critique. On disait que j’étais dans un contre-emploi ridicule. Je suis allée me coucher pendant deux jours, et le week-end, coup de fil des distributeurs : « ça y est, ça part ». Le film a fait plus d’un million d’entrées. Je ne regrette pas d’avoir pris ce risque, il faut grandir.
Votre nature comique teintée de mélancolie, où la puisez-vous ?
Je ne peux pas me situer, ni dans la comédie, ni dans la tragédie. Quand on doit essayer d’être dans une vérité, une justesse, elle est entre ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas. Je ressens la vie, l’humanité de cette manière, c’est pour cela que j’adore le cinéma anglais, notamment celui de Mike Leigh. Je suis là pour donner de l’émotion.
Propos recueillis par Sandrine Blanchard
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