Côte d’Ivoire : les milliards disparus de la noix de cajou
Côte d’Ivoire : les milliards disparus de la noix de cajou
Par Joan Tilouine
« Le Monde Afrique » a consulté un audit confidentiel du Conseil du coton et de l’anacarde, où apparaissent d’importants mouvements de fonds suspects.
Récolte de noix de cajou à Abidjan en 2013. | SIA KAMBOU/AFP
Dysfonctionnements en série à Abidjan et lourds soupçons de détournements entre janvier 2014 et novembre 2015. Un audit confidentiel du cabinet de conseil Deloitte accable la filière ivoirienne de l’anacarde, la coque qui abrite la noix de cajou, dont la Côte d’Ivoire est le premier exportateur mondial avec 625 000 tonnes en 2015, qui ont rapporté cette année-là 337 milliards de francs CFA (514 millions d’euros).
Le rapport de 33 pages, dont Le Monde Afrique a pu prendre connaissance, a été demandé par la Haute Autorité pour la bonne gouvernance (HABG). Cet organe de lutte contre la corruption, créé en 2013 a été alerté par des signalements du collectif du personnel du Conseil du coton et de l’anacarde (CCA), structure réunissant des représentants de l’Etat et de la filière chargée d’encadrer la production, la transformation et la commercialisation.
Probables détournements de fonds
L’audit s’inquiète d’abord d’un certain favoritisme pratiqué par le CCA à l’égard de 22 fournisseurs dont les prestations s’élèvent, « sur la base des factures revues », à 3,3 milliards de francs CFA (plus de 5 millions d’euros). Or ces entreprises ont été retenues sans aucun appel d’offres et dans des conditions douteuses. « Sur les 22 fournisseurs recensés au cours de l’exercice 2014, nous avons obtenu seulement six contrats », peut-on lire dans l’audit de Deloitte, qui comptabilise également 236 transactions en espèces avec des fournisseurs pour un montant de 826 millions de francs CFA.
Le CCA, créé en 2013 à la demande du chef de l’Etat, Alassane Ouattara, est censé garantir le développement de ces filières cruciales pour l’économie ivoirienne, et défendre les intérêts des acteurs (producteurs et exportateurs, entre autres). Toutefois, la gestion de cette structure, sous tutelle du ministère de l’agriculture, laisse apparaître de probables détournements de fonds.
A commencer par l’usage d’un prêt, d’un montant de 1,9 milliard de francs CFA, octroyé par le Conseil du café-cacao le 3 juin 2014. Or seuls 2 % de cette somme correspondent à des décaissements « conformes aux dispositions ». Le reste, 1,66 milliard de francs CFA, a été dépensé par le CCA de manière étonnante. Selon l’audit de Deloitte, pas moins de 800 millions de francs CFA ont été virés vers des comptes du CCA aux apparences de véhicules financiers et 351 millions de francs CFA ont été retirés en espèces. Par ailleurs, sur les 400 millions de francs CFA ayant servi à régler ces 22 fournisseurs, 355 millions ont atterri sur les comptes d’une mystérieuse entreprise, Mamys Multimedia, qui ne semble pas figurer au registre du commerce ivoirien.
Autre soupçon d’irrégularités : 543 millions de francs CFA se sont évaporés lors de retraits en cash ou à travers des « chèques libellés au nom de certains membres du personnel (…) pour lesquels les justificatifs ne nous ont pas été transmis par le CCA », notent les auditeurs. Le tout se double de chèques impayés d’un montant de 128 millions de francs CFA, et d’opérations de dépôts et retraits sur les comptes ouverts à la Banque internationale pour le commerce et l’industrie de la Côte d’Ivoire (BICICI, groupe BNP) début 2015 qui « n’ont pas été préalablement autorisées » par les organes compétents, à savoir le ministère de l’agriculture.
« Ce prêt avait des contraintes claires et des objectifs à atteindre pour développer les filières coton et anacarde, mais, visiblement, l’argent n’a pas servi à cela, confie, stupéfait, un haut fonctionnaire ivoirien sous couvert d’anonymat. Désormais, il faut que les autorités compétentes mènent des investigations approfondies et aillent au bout, car si les faits sont avérés, c’est de la corruption et une atteinte au développement économique de la Côte d’Ivoire. » Contacté, le ministre de l’agriculture, Sangafowa Coulibaly, préfère ne pas faire de commentaires : « Je ne suis pas saisi officiellement de ce dossier et je n’ai pas lu le rapport en question », justifie-t-il. Au CCA, dirigé par Malamine Sanogo, un proche du ministre, le silence est de mise.
« Comportements criminels »
Au sein de la Haute Autorité pour la bonne gouvernance, instance dirigée par l’ancien premier ministre Seydou Diarra, une personnalité respectée et influente, plusieurs sources font état de la préparation d’un dossier qui sera soumis au conseil, l’organe de décision, pour pouvoir déclencher des investigations, avec le soutien d’institutions internationales. « Pour le moment, nous n’avons que des soupçons de dysfonctionnements qui nous permettent de commencer à travailler, souligne avec prudence l’un de ses membres. L’objectif de cet audit n’est pas de révéler des cas de corruption, mais de faire un état des lieux et je peux vous dire que les éléments dont nous disposons nous permettent d’ouvrir des enquêtes. »
Un relevé bancaire du Conseil du Coton et de l’anacarde (CCA), consulté par Le Monde Afrique, révèle d’autres anomalies. Sur cet extrait de compte à la Banque sahélo-saharienne pour l’investissement et le commerce (BSIC CI) figurent des mouvements suspects, notamment des retraits en espèces effectués par le comptable et le directeur administratif et financier du CCA, Cyrus Bahi Hervé et Romain Tezai, pour un montant de 275 millions de francs CFA. Ce compte affichait un solde créditeur de 3,4 milliards de francs CFA en juin 2015, qui dégringole au fil des mois. En avril 2016, le compte n’est plus crédité que de 123 millions de francs CFA. De quoi provoquer l’ire des exportateurs. « Tout laisse à penser que ces retraits ont été effectués en espèces, ce qui n’est pas normal pour ce type de compte, afin de permettre un enrichissement personnel, s’indigne l’un d’entre eux, qui exige lui aussi l’anonymat. La filière, dont l’avenir est prometteur, fait déjà vivre trois millions de personnes en Côte d’Ivoire. Quelques individus la menacent par des comportements criminels de corruption et de détournements de fonds. »