Face au désespoir et la contestation, la gauche doit se ressaisir et développer une alternative crédible
Face au désespoir et la contestation, la gauche doit se ressaisir et développer une alternative crédible
La colère qui s’exprime aujourd’hui est causée par une classe politique qui refuse de penser un nouveau modèle de société. Des chercheurs avancent pourtant des propositions pour surmonter les difficultés actuelles.
La raffinerie Exxon Mobil de Gravenchon cesse progressivement son activité, le 24 mai 2016, suite à la grève votée par une partie du personnel pour protester contre la loi Travail. | OLIVIER LABAN-MATTEI / MYOP POUR LE MONDE
Par Dominique Méda
Quel paradoxe ! Alors même que l’un des principaux objectifs de la loi El Khomri était, nous disait-on, d’améliorer le dialogue social, la France est à feu et à sang. Alors qu’il restait encore un an au président de la République et à l’équipe gouvernementale pour fabriquer un semblant d’unité de la gauche, cette dernière est en miettes, et la division syndicale plus profonde que jamais. Alors qu’il était encore possible, une année avant les échéances, d’organiser de façon raisonnable une primaire des gauches et des écologistes au cours de laquelle les candidats auraient pu, sinon rivaliser d’inventivité en dessinant les contours de la démocratie continue que le juriste Dominique Rousseau appelle de ses vœux, au moins présenter un programme ambitieux de sortie de crise voire simplement rendre des comptes, une partie de la gauche semble avoir adopté comme seule ligne de bataille qu’avec elle le détricotage de notre modèle social sera un peu moins radical.
Comment s’étonner dès lors que le désespoir saisisse un nombre toujours plus grand de nos concitoyens qui ont désormais le choix entre Charybde (des licenciements facilités, le travail du dimanche, des coupes budgétaires dans les dépenses pour la recherche et l’enseignement supérieur pourtant jusque-là présentées comme le nerf de la guerre…) et Scylla (des centaines de milliers de fonctionnaires non remplacés, des réductions drastiques de dépenses publiques, la réécriture du Code du travail…) sans que jamais ne soient évoqués le rôle de la financiarisation, la manière dont les entreprises transnationales se jouent des législations nationales pour mettre les États en compétition et les obliger à se rendre plus « attractifs », la réduction des bases sociales et fiscales qui permettent de financer notre Etat-social, le refus d’un nombre d’entreprises de plus en plus grand d’assurer la fonction d’employeur et les obligations qui s’y attachent, l’obsession de rentabilité qui met les salariés et les entreprises sous pression, la profonde transformation du système productif désormais dominé par des groupes… Le débat politique ressemble de plus en plus à une mise en scène d’où les vraies questions sont exclues et où le Front National peut de ce fait apparaître comme le seul à apporter des réponses nouvelles.
Absence de promotion et d’horizon
L’absence d’espoir est le pire poison. Et c’est elle qui déchaîne aujourd’hui la colère. Car nous devons faire face, - sans parler des actes terroristes et de la « crise des migrants » -, à trois grands maux malheureusement devenus chroniques. D’abord bien sûr le chômage, qui détruit les individus et dont les conséquences dramatiques n’ont pas été suffisamment prises au sérieux. Ensuite, et les deux vont intimement ensemble, la dégradation des conditions d’exercice du travail, sur laquelle les enquêtes de la Dares ou de la Fondation de Dublin apportent régulièrement des éclairages déterminants mais dont personne ne parle. De plus en plus de nos concitoyens sont au bout du rouleau mais n’osent s’en plaindre tant le fait d’avoir un travail semble être devenu un luxe. Enfin, l’absence de promotion, d’horizon ou le déclassement, notamment pour les populations d’origine immigrée mais aussi pour de nombreuses familles modestes, qui n’accèdent pas aux bonnes écoles ou à l’emploi ou restent bloquées dans des emplois précaires et/ou mal payés.
Si nous voulons échapper à la balkanisation de notre société, qui nous guette, il est urgent de dessiner une alternative crédible et susceptible de redonner de l’espoir, d’ouvrir une voie qui, sans mépriser les modalités concrètes de réalisation, romprait néanmoins avec les discours purement économiques, voire économicistes qui nous sont aujourd’hui présentés, mais qui ne suffisent pas à emporter l’adhésion. « Il faut défendre la société », écrivait Foucault : nombreux sont les travaux de recherche qui apportent aujourd’hui les éléments nous permettant d’organiser cette défense.
Faire de l’entreprise un espace démocratique
Les juristes Alain Supiot et Mireille Delmas Marty nous invitent dans leur dernier ouvrage à « prendre la responsabilité au sérieux » : la manière dont les entreprises transnationales organisent la compétition entre les régions du monde et échappent aux responsabilités qui leur incombent derrière leurs filiales écrans est un des problèmes les plus redoutables du moment. C’est pour cette raison que la réduction du périmètre pris en considération par le juge pour vérifier le caractère abusif ou non du licenciement, proposée par la loi El Khomri, constituait un véritable scandale. Le rôle majeur de la financiarisation dans la transformation du système productif et l’aggravation des pressions qui pèsent sur les entreprises et les travailleurs est désormais bien documenté : d’où l’immense déception qu’a entraîné le non-respect de la promesse de campagne du candidat Hollande. S’accorder sur les règles permettant de la mettre en œuvre est urgent.
Des chercheurs de toutes disciplines ont mis en évidence ces dernières années le caractère profondément idéologique des théories de l’entreprise en vogue des trois dernières décennies : non l’entreprise n’a pas pour seule responsabilité de faire du profit ; non, les dirigeants ne sont pas les agents des actionnaires ; non, les actionnaires ne sont pas les propriétaires de l’entreprise. S’il faut admirer notre voisin allemand, c’est pour les beaux restes de sa codétermination. Il est temps de faire de l’entreprise, comme le suggère par exemple la philosophe Isabelle Ferreras, un espace démocratique dans lequel l’apport des travailleurs sera pleinement reconnu. Quant aux syndicats, tenus en si piètre estime, des chercheurs ont montré récemment leur utilité : les pays dans lesquels le bien-être au travail est le plus grand sont aussi ceux où le taux de syndicalisation est le plus élevé.
Mesdames et Messieurs les politiques, lisez !
La place accordée à la question climatique et à la nécessaire reconversion écologique de nos sociétés dans les discours des hommes et femmes politiques est infime : or, celle-ci pourrait constituer une opportunité formidable de renouer avec le plein-emploi, de désintensifier le travail et de reconstruire de fond en comble l’ensemble de notre système énergétique et productif. Réussir à conduire ce processus en sécurisant vraiment les transferts de main-d’œuvre sans laisser une partie de ceux qui appartiennent aux secteurs en déclin sur le bord de la route - comme nous l’avons malheureusement fait ces trente dernières années – est un énorme défi.
À n’en pas douter, l’Europe détient une partie de la solution à nos problèmes. C’est pour cette raison qu’il importe tant de savoir ce qui s’est passé au lendemain de l’élection du Président de la République et pourquoi la renégociation promise n’est pas advenue. C’est aussi pour cela que la rupture pure et simple ne suffit pas. Ce qui pourrait nous enthousiasmer aujourd’hui, c’est l’idée d’une Europe nouvelle, objet de désir pour ceux qui voudraient aller plus loin ensemble : une Europe démocratique, où le Parlement aurait le premier rôle, une Europe qui mettrait la résolution de la question sociale et écologique au premier plan, une Europe qui deviendrait une zone de haute qualité démocratique, sociale et environnementale. Mesdames et Messieurs les politiques, lisez les travaux des chercheurs en sciences sociales, donnez-nous de l’espoir !
Dominique Méda dirige l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales de l’université Paris-Dauphine.