« Le cinéma français entre disruption juridique et paupérisation de sa production »
« Le cinéma français entre disruption juridique et paupérisation de sa production »
Par Olivier Alexandre (Sociologue, université de Stanford)
La chute des abonnés de Canal+ et les tergiversations du ministère de la culture entre défense des droits d’auteur et libre accès aux œuvres, la montée en puissance de Netflix et de Youtube menacent le modèle français de financement des films, constate le sociologue Olivier Alexandre.
« Les entreprises du net contournent les dispositifs fiscaux sur lesquels repose le modèle français de financement des films et la perte d’hégémonie des chaînes et l’attractivité déclinante des films à la télévision remettent en cause le consensus qui l’entourait » (Photo: Gérard Depardieu et Nadia Fares à Cannes pour la première de « Marseille », le 4 mai). | JEAN-PAUL PELISSIER / REUTERS
Olivier Alexandre, sociologue (université de Stanford)
En ce mois de mai, la Provence fait l’actualité du grand et du petit écran avec une ironie que n’aurait pas boudée Marcel Pagnol. En marges de la croisette, Netflix invite Marseille dans les pages critiques et les professionnels du cinéma s’inquiètent d’un retrait de Canal+ dans le financement des films. À raison, puisque c’est l’avenir du modèle français qui se trouve ici engagé.
Ce modèle repose sur trois principes : la sanctuarisation des droits d’auteur, la chronologie des médias, et des relations de solidarités entre filières. Une série de lois encadre depuis les années 1980 cet ensemble, stabilisé dans un contexte d’affirmation des chaînes de télévision, puis des fournisseurs d’accès Internet. Dans les faits, l’industrie du cinéma s’est vue consolidée dans un contexte de concurrence accrue. La télévision a joué de ce point de vue un rôle central, dans le sillage de Canal+.
Ce système a démontré au cours des années son efficacité : ni le DVD, la VoD, la TNT ou le piratage n’ont ébranlé ses fondements. Son économie s’est maintenue (1,6 milliard d’euros pour le cinéma, 2,8 milliards pour les jeux vidéo, près de 10 milliards pour la télévision), tandis que l’industrie musicale s’effondrait (d’1,3 milliard à 500 millions). Cette robustesse tient à la constance de l’Etat et de l’arsenal juridique encadrant les évolutions techniques successives.
Mais le doute gagne aujourd’hui les plus optimistes : chute des abonnés de Canal+, tergiversations du ministère de la culture entre défense des droits d’auteur et libre accès aux œuvres, montée en puissance de Netflix et de Youtube.
Décalage culturel
Les menaces se présentent sur deux versants. D’une part, les entreprises du net contournent les dispositifs fiscaux sur lesquels repose l’édifice. D’autre part, la perte d’hégémonie des chaînes et l’attractivité déclinante des films à la télévision remettent en cause le consensus qui l’entourait.
La concurrence resserrée des années 1990 a cédé la place à un espace ouvert, cumulant offres légales et illégales. Cette évolution est dramatisée par le glissement des annonceurs vers les nouveaux médias : le chiffre d’affaires de la publicité en ligne talonne désormais celui de la télévision. Parallèlement, Youtube accueille des contenus qui redessinent l’architecture du droit d’auteur, à travers les catégories de « content ID » ou « d’usage loyal ».
En résulte un jeu d’acteurs où les dirigeants et hauts fonctionnaires français sont confrontés à des organisations-mondes sans réels moyens de coercition. La série « Marseille » tient à cet égard plus du cheval de Troie que d’un hommage aux frères Lumière. Pour Netflix, il s’agit essentiellement d’échapper au carcan des mandats régionaux et de désamorcer la promesse d’une passe d’arme avec le gouvernement français. L’hexagone précède en cela le Brésil (« 3 % » en 2016), l’Espagne, l’Allemagne (« Dark » en 2017) et l’Italie (« Suburra » en 2017).
La difficulté à désamorcer cette stratégie renvoie au décalage culturel qui sépare les élites françaises des dirigeants de Google, Facebook, Amazon ou Netflix : formation d’ingénieurs à faible dimension juridique ; défiance à l’égard des modes de gestion publique ; équipes de trentenaires et de quadra contre des baby boomers français ; vision régionale (Nord/Sud de l’Europe pour Google, Est/Ouest pour Netflix) en surplomb des spécificités nationales. Il est ainsi remarquable que Bruxelles concentre leurs efforts en lobbying, alors même que la Commission européenne n’a jamais défini de ligne claire en matière de culture et d’audiovisuel.
Refonte institutionnelle et redéploiement
Dans ce contexte, une refonte institutionnelle (CSA, Hadopi, CNC, Arcep) apparaît comme une étape aussi nécessaire qu’insuffisante. Une taxe sur les opérateurs Internet et les objets connectés permettrait en effet de dégager de nouveaux transferts, néanmoins, les acteurs du net s’y sont montrés hostiles, privilégiant l’optimisation fiscale et l’investissement direct.
Le redéploiement de la télévision focalise dès lors les attentions. Les chaînes travaillent activement au développement de l’offre non-linéaire, après plusieurs années d’un accompagnement timide. Les contenus originaux font figure de programmes fanions, afin de fidéliser des communautés de spectateurs navigant entre séries piratées et vidéos Youtube.
Or, ces orientations représentent autant de défis pour le cinéma français : les nouveaux contenus intensifient la concurrence sur les films ; l’affirmation de collectifs de création, des « writers rooms » aux collectifs de youtubers, met à mal la philosophie du droit d’auteur ; et l’accès synchronisé aux contenus hypothèque la chronologie des médias. Le modèle français se trouve en cela à la croisée des chemins, entre disruption juridique et paupérisation de sa production.
Si le festival de Cannes est cette année encore la fête du cinéma, il n’est pas sûr que le cinéma y soit totalement à la fête.
Olivier Alexandre est l’auteur de « La Règle de l’exception. L’écologie du cinéma français » (Éditions de l’EHESS, 2015)