Le numérique, nouvelle arme pour promouvoir le panafricanisme littéraire
Le numérique, nouvelle arme pour promouvoir le panafricanisme littéraire
Par Abdourahman Waberi
Notre chroniqueur salue le travail de la revue en ligne Jalada qui a permis de traduire un conte philosophique de Ngugi wa Thiong’o en 33 langues africaines.
Une nouvelle tendance se dessine dans le champ culturel africain. Les signes avant-coureurs sont là, visibles de Saint-Louis à Nairobi. La révolution qui advient ne sera pas télévisée, pour paraphraser le grand artiste Gil Scott-Heron, à qui j’avais consacré mon dernier roman, La Divine Chanson (éd. Zulma, 2015). Elle est d’ores et déjà inventive, collective et conviviale comme le visage de la jeunesse africaine. L’heure est à l’énergie de groupe, à la curiosité sans limites, à la maîtrise des outils technologiques et à l’émulation fièrement panafricaine.
Ces quatre éléments, nous les retrouvons dans maints cas de figures analysés également par l’écrivain et économiste Felwine Sarr dans son récent et remuant essai Afrotopia. Nous avons exposé ici même les grandes lignes du projet éditorial Céytu consacré aux œuvres en langue wolof, braquons à présent notre attention sur une nouvelle aventure collective appelée Jalada. Vous n’arrivez pas à mettre la main sur le nom d’un écrivain kényan ou, plus généralement africain ? Consultez le fichier de la plateforme Jalada et vous serez comblé !
L’aventure a démarré d’une manière presque banale en juin 2013. En marge de la Kenya Literary Week, de jeunes écrivains, sans aucune expérience éditoriale, participant à un atelier d’écriture, décident d’unir leurs ressources et leurs talents. Résolument panafricain, le collectif Jalada compte aujourd’hui plus de 25 membres provenant de cinq pays anglophones (Zimbabwe, Ouganda, Afrique du Sud, Kenya et Nigeria). Assumer la direction et l’animation d’une revue numérique pour publier de manière régulière et compter sur la coopération créative, tel était l’objectif initial du groupe qui affiche un sérieux et une confiance remarquables.
Dignitié littéraire
Jalada compte cinq numéros aux sommaires alléchants. Dans chaque numéro, une vingtaine de jeunes talents du continent et de la diaspora. Faites le calcul, vous avez sous la main un sacré gisement d’auteurs pratiquant tous les genres littéraires. Il ne serait pas excessif d’avancer que les Wole Soyinka et les Véronique Tadjo de demain sont à débusquer dans les pages et plis de Jalada qui se dotera bientôt d’une maison d’édition traditionnelle. Enfin, Jalada a pour principe moteur la parité. Le nombre et la qualité de ses plumes féminines attirent d’emblée l’attention.
Si les deux premiers numéros avaient pour thème l’intimité et l’exploration des territoires du désir, le troisième opus décline une passionnante odyssée dans les constellations afro-futuristes accompagnées par les somptueux collages de Wangechu Mutu. Le désir d’influer sur les sociétés est présent de bout en bout. Le quatrième numéro se penche sur la question récurrente de la langue. Et le dernier numéro est un dossier pratique qui fait suite à l’examen de la question linguistique.
Un récit du grand écrivain kenyan Ngugi wa Thiong’o, « Ituika ria murungaru : kana kiria gitumaga andu mathii marungii », écrit en kikuyu et traduit par l’auteur en anglais (« The Upright Revolution : or why humans walk upright ») a donné naissance à trente-trois récits en langues africaines dont l’amharique, le kamba, le kinyarwanda, l’arabe, le luganda, le swahili, l’afrikaans, le somali (ma langue maternelle), le hausa, le meru, le lingala, le zoulou, l’igbo, l’ibibio, le ndebele, le tsonga, le sheng (argot populaire de Nairobi), le kalenjin, le rukiga, le bambara, le giriama, le shona, l’éwé, le pidgin du Nigeria sans oublier le français et l’anglais. Les deux dernières langues, bien que d’origine étrangère, sont désormais africaines. Elles ont aussi l’avantage de servir de passerelle, les traducteurs ayant recours à l’une ou à l’autre. Sauf dans un cas où l’arabe a servi de relais. Qu’elles concernent un petit bassin linguistique comme le marakwet et le rukiga (appelé aussi chiga) ou qu’elles englobent des millions de locuteurs comme le swahili ou le hausa, qu’elles soient traditionnelles ou exclusivement urbaines comme le sheng et le pidgin de Lagos, toutes ces langues méritent une dignité littéraire.
C’est le but de ce numéro qui donne forme au combat mené depuis des décennies par le chantre Ngugi wa Thiong’o. De la rencontre fertile entre ces langues et leurs imaginaires sortiront des potentialités inédites, pleinement africaines. De quoi assouvir nos faims et nos soifs d’aujourd’hui et de demain.
Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (J.-C. Lattès, 2006), il a publié en 2015 La Divine Chanson (éd. Zulma).