« Les vraies ruptures qui attendent la gauche »
« Les vraies ruptures qui attendent la gauche »
Le libéralisme place la gauche face à ses propres contractions, estime Vincent Fournier, maître de conférences. Le camp de progrès a défendu la liberté au point d’en venir à fragiliser son propre projet de justice distributive.
Fête du Front populaire. Montrouge (Hauts-de-Seine), stade Buffalo, 14 juin 1936. | Gaston Paris / Roger-Viollet
Par Vincent Tournier, maître de conférences de science politique
La tribune de Jérôme Batout publiée dans Le Monde du 14 mai a le mérite d’ouvrir un débat sur une question importante : pourquoi la gauche est-elle à ce point en difficulté sur le plan idéologique ? Pourquoi est-elle incapable de produire un contre-discours crédible face au libéralisme triomphant, alors même que la crise financière de 2008 lui a ouvert un boulevard ?
La première raison, qui n’est pas évoquée par Jérôme Batout, est que le modèle alternatif, à savoir le communisme, a été totalement discrédité par l’histoire. Il s’agit évidemment d’un handicap lourd : on ne peut pas comprendre la situation politique et intellectuelle de la gauche aujourd’hui sans tenir compte du contexte de l’après-guerre froide.
Cela étant, Jérôme Batout insiste sur un autre facteur : le fait que la gauche ait été absorbée (il dit hackée) par l’idéologie libérale. Cet argument est juste, mais il mérite d’être précisé. En réalité, ce qui est flagrant, c’est que la gauche a cédé aux sirènes du libéralisme sur deux points majeurs : la question nationale et la question des libertés. Pourquoi a-t-elle cédé ? Tout simplement parce que son idéologie s’est retrouvée en affinité avec deux grandes revendications du libéralisme, à savoir l’internationalisme et les droits de l’Homme.
Or, en acceptant de s’inscrire dans ces deux grilles de lecture, la gauche a signé un pacte faustien : elle s’est lancée dans une dynamique de renoncements qui, de fil en aiguille, a fini par fragiliser toute proposition alternative. On en arrive ainsi à cette situation surprenante où, être de gauche, pour certains, c’est finalement être un authentique libéral, comme n’hésite pas à le proclamer le « collectif des jeunes avec Macron » (Le Monde, 19 février 2016).
Certes, l’internationalisme et les droits de l’Homme sont des valeurs importantes. Mais en acceptant de se situer pleinement dans ces deux logiques, la gauche s’est condamnée à devenir une version édulcorée du libéralisme, dont elle peine maintenant à se départir.
Posture vouée à l’échec
Séduite par le projet visant à dépasser les frontières nationales, elle n’a pas vu le piège qui allait se refermer sur elle. Dans les années 1990, la gauche contestataire a bien tenté de résister avec le mouvement « anti-mondialisation ». Mais ce mouvement a été pris de scrupule. Il n’a pas supporté de se situer sur une ligne anti-internationaliste, constatant même avec effroi qu’il se retrouvait sur la ligne du Front national. Il a donc préféré se rebaptiser « altermondialisme », défendant la thèse qu’une « autre mondialisation » est possible. Il n’a pas réalisé qu’une telle posture est vouée à l’échec : est-il possible de concevoir une mondialisation qui ne serait pas libérale ? Peut-on sérieusement penser que la liberté de circulation des personnes puisse être déconnectée de la liberté de circulation des capitaux et des biens ?
Parallèlement, la gauche est entrée dans un cercle vicieux lorsqu’elle a accepté, à partir des années 1970, de reprendre à son compte la logique libérale des droits individuels. Jusque-là, la gauche concevait la liberté comme un bien collectif. Elle raisonnait en termes d’émancipation et de libération collectives, non en termes de libertés individuelles. Plus exactement, la liberté collective devait précéder et réaliser les libertés individuelles, tout en contrôlant ces dernières. S’il ne saurait évidemment être question de dénigrer les libertés individuelles, il faut bien voir que, en entrant de plain-pied dans la logique des droits individuels, devenus un but en soi, la gauche n’a pas réalisé qu’elle mettait le doigt dans un engrenage redoutable. Comment justifier en effet que chacun ait le droit de faire ce qu’il veut de son corps, de divorcer comme il l’entend, de donner les prénoms qu’il veut à ses enfants, voire de se droguer à sa guise, tout en récusant le droit de licencier ou de s’enrichir sans vergogne ? Aujourd’hui, les effets délétères des libertés individuelles sur le bien-être et les valeurs éthiques commencent à être relevés, mais la discussion reste difficile tant le consensus libéral fixe une norme indépassable.
Si la gauche veut donc proposer une alternative crédible, elle n’a pas d’autres choix que de reprendre le débat sur la nation et la liberté. Une telle rupture ne sera pas facile. Il faudra pourtant en passer par là car les enjeux sont essentiels. Croit-on vraiment que l’Etat-providence, projet éminemment national dans son essence, puisse avoir un avenir dans le monde globalisé ? Peut-on justifier des mécanismes de régulation comme la carte scolaire, le temps de travail, la protection de l’environnement, la laïcité ou la lutte contre l’obésité tout en vantant continuellement les vertus de la liberté ? Ce serait oublier que l’intérêt général ne peut se réalise pas sans contraintes, et même – disons le mot – sans autorité. Mais il suffit de relire les grands auteurs républicains et socialistes pour voir que certains mots ne sont pas infâmes en eux-mêmes : tout dépend de ce qu’on en fait.