Non à la restauration hâtive de Palmyre
Non à la restauration hâtive de Palmyre
Après que le régime de Damas a repris le contrôle de Palmyre 27 mars, il est inutile de croire que reconstruction de la cité antique pourrait se faire rapidement. La prudence et l’ouverture à toutes les parties prenantes sont nécessaires, estime la directrice générale de l’Unesco.
Une patrouille de l’armée syrienne à Palmyre, le 6 mai | LOUAI BESHARA / AFP
Par Irina Bokova
Jamais dans l’histoire récente le patrimoine de l’humanité n’a été détruit comme actuellement en Irak et en Syrie. La destruction délibérée du patrimoine est un crime de guerre – elle est devenue une tactique de guerre et de propagande.
En Syrie, la vieille ville d’Alep a été bombardée et brûlée aux deux tiers. Les sites de Doura Europos et d’Apamée sont dépecés par le trafic illicite des biens culturels dans des proportions industrielles. Des sites archéologiques sont pris entre les feux des troupes au sol et des forces aériennes, et servent de bases militaires. Palmyre, insuffisamment protégée durant des années, a connu l’horreur absolue depuis plus d’un an.
Il y a de très nombreux responsables à ce chaos culturel et humain et l’UNESCO condamne toutes les destructions, quels qu’en soient les auteurs. La première victime est le peuple syrien. Et dans l’impuissance généralisée, c’est le peuple syrien qui montre le visage de la dignité et le sens des valeurs universelles dont ce patrimoine est porteur.
Je pense au travail de la Direction générale des antiquités et des Musées de Syrie, qui a mis à l’abri des milliers d’objets et protège le patrimoine comme rempart à la désintégration.
Je pense à l’action de la société civile syrienne, aux organisations comme l’Association pour la protection de l’archéologie syrienne, l’American Schools of Oriental Research et son Initiative pour le patrimoine syrien, Syrian Heritage in Danger : an International Research Initiative & Network, le Syrian Heritage Archive Project, Heritage for Peace, et tant d’autres, qui documentent et sauvent, au péril de leur vie, la mémoire et l’avenir du pays.
Le patrimoine incarne des valeurs fondatrices
L’UNESCO leur exprime sa reconnaissance infinie et s’engage avec eux. Il s’agit de bien autre chose que de sauver des pierres. Les Syriens nous rappellent – comme l’archéologue Khaled Al Assad assassiné dans les ruines de Palmyre – que nous ne sommes pas seulement des êtres de chair et de sang – nous vivons aussi de valeurs à transmettre et beaucoup sont morts pour les défendre.
Le patrimoine incarne ces valeurs fondatrices de la civilisation, sans lesquelles il n’est pas de société humaine possible. La Syrie est un carrefour nourri de l’héritage assyrien, grec, romain, perse, islamique, et montre que les cultures s’enrichissent de leurs influences réciproques. Ce ne sont pas des « trésors de musées » : ce sont des preuves vivantes de la liberté et de la dignité d’un peuple.
La mobilisation mondiale prouve que la culture peut servir de dénominateur commun pour le dialogue et la paix, au-delà des clivages politiques. Des dizaines de pays, les États-Unis, l’Allemagne, la Suisse, la Chine, ont renforcé le contrôle des antiquités aux frontières, dont le trafic illicite finance le terrorisme. Les douanes britanniques, suédoises, turques ont saisi des objets suspects. La France et le Japon offrent leur expertise, soutiennent les jeunes chercheurs. L’Union Européenne, l’Autriche, la Flandre et d’autres ont apporté leurs financements. L’Italie a créé une Force spéciale d’experts et de Carabinieri. La Russie, dont l’action fut décisive pour chasser les extrémistes de Palmyre, offre son concours pour le sauvetage du musée, ravagé. La dernière décision du Conseil Exécutif de l’UNESCO sur la protection du patrimoine syrien a été adoptée à l’unanimité.
Malgré les lenteurs et le manque de moyens, cette mobilisation est un espoir, qui peut grandir sur la base de principes clairs.
D’abord, la destruction du patrimoine fait partie de la crise humanitaire, et sa sauvegarde est inséparable de la protection des vies humaines. Ensuite, le patrimoine de Syrie est indivisible : on ne peut pas tenter de sauver Palmyre et laisser détruire Alep, on ne peut pas s’inquiéter du Crac des Chevaliers et oublier Mari. Ce patrimoine mondial est celui de tous les Syriens sans distinction, et nul ne peut disposer à sa guise.
C’est pourquoi l’UNESCO récuse les projets de restauration hâtive ou unilatérale et appelle à la prudence, au sérieux et au respect des priorités dans un pays où le conflit fait rage. La priorité, c’est d’agir sans attendre pour documenter et sauvegarder ce qui peut l’être, partout où c’est possible, comme en témoignent les actions menées depuis 5 ans, les mesures d’urgence, les formations, les tonnes de matériel envoyées aux professionnels sur place, la mission d’évaluation des dommages à Palmyre le 25 avril dernier.
Qu’il faille agir davantage et mieux, c’est l’évidence. Personne, y compris l’UNESCO, n’a de leçons à donner. Seule compte la volonté de travailler avec tout le monde, en se concentrant sur le patrimoine, en refusant qu’il soit instrumentalisé. C’est dans cet esprit que l’UNESCO réunit du 2 au 4 juin, à Berlin, les missions archéologiques de Syrie, des experts syriens et du monde entier.
Nouer ce dialogue constructif est un défi en soi. C’est pourtant l’une des conditions pour que demain la culture se relève en Syrie, comme à Tombouctou, à Bamiyan dans la vallée des Bouddhas, à Mostar en Bosnie Herzégovine, à Varsovie après 1945, et chaque fois que la culture renaît, un peuple se relève avec elle.
Irina Bokova est la directrice générale de l’UNESCO