Quand les chercheurs en sciences du climat « fact-checkent » les articles de presse
Quand les chercheurs en sciences du climat « fact-checkent » les articles de presse
Par Stéphane Foucart
Un réseau de scientifiques critique et note les articles sur le climat publiés par la presse généraliste. A l’approche de la campagne présidentielle américaine, le projet est promis à une forte accélération.
Une tribune du climato-sceptique Bjorn Lomborg, publiée le 5 mai par The Telegraph.
« Personne ne le dit jamais, mais dans bien des cas, le réchauffement climatique sera une bonne chose. » C’était le titre d’une tribune du célèbre climato-sceptique Bjorn Lomborg, publiée le 5 mai par The Telegraph. Hélas pour le quotidien britannique et le statisticien danois, quatorze chercheurs en sciences du climat se sont penchés sur l’argumentaire développé dans le texte : à peu près toutes les chevilles du raisonnement contreviennent à l’état des connaissances.
Ce « raid scientifique » sur le texte de Bjorn Lomborg, désormais affublé de surlignages et d’âpres commentaires, n’est pas le fruit du hasard ou d’une action isolée. Il est le résultat d’une initiative académique, Climate Feedback, lancée par l’université de Californie à Merced. Mis en place voilà plusieurs mois, le projet est promis, ces jours prochains, à une forte accélération de son activité à mesure qu’avancera la campagne présidentielle américaine – le réchauffement climatique formant outre-Atlantique l’une des grandes lignes de fracture du débat public. Chaque article passé au crible des scientifiques est gratifié d’un indice de crédibilité, de – 2 (crédibilité très faible) à 2 (crédibilité très forte).
« Couverture médiatique incorrecte »
« L’idée a émergé pour ma part en 2012, lorsque je suis arrivé aux Etats-Unis, pour un contrat post-doctoral au Massachusetts Institute of Technology, explique le climatologue Emmanuel Vincent (université de Californie à Merced), le fondateur de la plate-forme. Je me suis rendu compte que la couverture médiatique du changement climatique était ici bien plus souvent incorrecte qu’en France, qui plus est dans des journaux prestigieux et à large lecture. L’opinion publique américaine reste profondément divisée sur le sujet et ceci est largement dû à l’influence des médias. »
Image de la NASA du glacier Heimdal Glacier, au sud du Groenland. | JOHN SONNTAG/AFP
Le site utilise une application permettant d’annoter les articles dans leur format de publication original. Aujourd’hui, plus d’une centaine de scientifiques participent au réseau et commentent des articles parus dans la presse grand public, choisis selon deux critères, dit en substance M. Vincent : sa viralité sur les réseaux sociaux ou l’influence de son support, d’une part, et la prétention à être fondé sur la science, d’autre part.
Les résultats sont parfois cruels. La tribune de Bjorn Lomborg publiée le 5 mai dans The Telegraph est notée – 1,5, soit une note très basse, d’autant plus catastrophique que l’auteur se réclame de la communauté scientifique au sens large. Il avait de surcroît déjà récolté un – 1,3 un mois plus tôt, avec un texte d’opinion publié par le Wall Street Journal.
Règlement de comptes ? Emmanuel Vincent s’en défend. « Les scientifiques doivent respecter certains critères inspirés de la “pensée critique” afin d’augmenter l’objectivité de la note, explique-t-il. En particulier la justesse des faits, la logique du raisonnement pour arriver aux conclusions soutenues dans l’article et l’objectivité de l’article : est-ce qu’il reflète l’état des connaissances scientifiques au sens large ou simplement quelques faits isolés ? » Rarement, l’article échappe à la sanction d’une note et est simplement qualifié de controversé. C’est, jusqu’à présent, arrivé une seule fois pour un article de Rolling Stones.
Tribunes rédigées par des personnalités extérieures
Le record est détenu par un article de Ben Webster, chargé des questions environnementales au quotidien britannique The Times et intitulé : « Les scientifiques exagèrent la menace que représente le carbone pour la vie marine ». Le texte récolte la note plancher de – 2. Cependant, globalement, l’honneur est à peu près sauf pour les journalistes. Les textes les plus trompeurs épinglés par Climate Feedback sont en effet généralement des tribunes rédigées par des personnalités extérieures aux organes de presse. Les articles de journalistes publiés dans le New York Times et le Washington Post s’en sortent généralement avec les honneurs.
Jusqu’à présent, Emmanuel Vincent ne note pas de réactions hostiles de la part des journaux ou des associations de journalistes. Il y a même quelques surprises : « Climate Feedback a déjà été saisi par le gouverneur de Californie, Jeffrey Brown, d’une tribune parue dans le Wall Street Journal à la veille de la COP 21 », raconte Emmanuel Vincent. Noté – 1,5, le texte ne dépareillait pas la rubrique « Opinion » du quotidien économique, qui publie de nombreuses tribunes jugées trompeuses par la communauté scientifique.
Jusqu’à présent, seuls les organes de presse anglophones sont passés à la moulinette de cette forme de peer review (la sacro-sainte « révision par les pairs », pratique courante dans la communauté scientifique) adaptée à la presse grand public. Mais les choses pourraient vite changer, des personnalités du Canada francophone manifestant un certain intérêt pour Climate Feedback.