Et maintenant, Laurent Fabius. Trois semaines après Emmanuel Macron, c’est au tour du président du Conseil constitutionnel de rendre hommage à Jeanne d’Arc, samedi 28 mai, à Rouen. Contrairement au ministre de l’économie, qui a créé la surprise en participant, le 8 mai, aux fêtes johanniques d’Orléans, l’ancien ministre des affaires étrangères s’intéresse depuis longtemps au personnage. En 2012, alors président de l’agglomération de Rouen, il avait été à l’origine de l’Historial Jeanne d’Arc, un parcours muséographique ouvert trois ans plus tard dans le palais archiépiscopal de la ville. Depuis, il y est resté attaché : un mois après l’avoir fait visiter à Manuel Valls, c’est en présence des ambassadeurs de Chine et du Royaume-Uni qu’il est revenu l’inaugurer, en mars 2015.

Comment expliquer un tel intérêt de la part de deux responsables politiques que rien ne prédestinait, a priori, à intégrer Jeanne d’Arc à leur panthéon personnel ? Sans doute faut-il y voir, d’abord, une forme d’opportunité. Ainsi, dans le cas de M. Fabius, le facteur local a-t-il incontestablement pesé. « On dit toujours la Pucelle d’Orléans. Et si on ajoutait : l’héroïne de Rouen” ? Je pense que ce serait à la fois une bonne chose et conforme à la vérité », a-t-il déclaré, lors de l’inauguration de l’Historial Jeanne d’Arc. Ce faisant, il a agi en élu local soucieux de valoriser le patrimoine de son fief. Elu dans le Puy-de-Dôme, peut-être se serait-il passionné, comme Valéry Giscard d’Estaing, pour les volcans d’Auvergne.

Péguy et Jaurès

S’agissant de M. Macron, la logique est différente. Dans son cas, Jeanne d’Arc ne s’est pas imposée à lui, puisque c’est le maire (Les Républicains) d’Orléans, Olivier Carré, qui l’a invité à la célébrer. S’il a accepté, c’est qu’il y a vu son intérêt. Un mois après le lancement de son mouvement, En marche !, présenté par lui-même comme « ni de droite ni de gauche », il avait là l’occasion de donner corps à son discours. Quand on appartient à un gouvernement de gauche, difficile en effet de trouver meilleure façon de démontrer que l’on n’est prisonnier d’aucun camp que de rendre hommage, aux côtés d’un maire de droite, à un personnage admiré à la fois par Michelet, Gambetta, Barrès, Péguy et Jaurès. Convoquer Jeanne d’Arc pour parler de soi : M. Macron n’est pas le premier à y avoir pensé. En 2007, Ségolène Royal avait fait de même. Candidate, elle s’était ouvertement identifiée à cette « fille du peuple et fille rebelle ». Après sa défaite, elle avait déclaré à propos des livres parus à son sujet : « J’ai l’impression en lisant tous ces ouvrages que, si j’étais Jeanne d’Arc, j’aurais déjà été brûlée vive. »

Mais une autre raison explique les démarches de MM. Fabius et Macron : la volonté ne pas laisser le culte de Jeanne d’Arc au seul Front national. Depuis que Jean-Marie Le Pen a décidé d’en faire la figure tutélaire du grand rassemblement annuel de son parti, en 1987, beaucoup de Français se sont habitués à associer Jeanne d’Arc au seul FN.

Dans cette optique, ce qui s’est passé à Paris, le 1er-Mai, ne peut que conforter un peu plus cette idée. En réunissant leurs troupes respectives au pied de deux statues de Jeanne d’Arc, place Saint-Augustin pour l’une, place des Pyramides pour l’autre, Marine et Jean-Marie Le Pen ont fait de celle-ci un objet de dispute interne à leur propre famille. Désormais, la question n’est plus de savoir si Jeanne d’Arc est d’extrême droite, comme le demandait l’historien Michel Winock dans la revue L’Histoire en 1997, mais à quelle sous-famille de l’extrême droite elle appartient.

L’affaire Amédée Thalamas

Contre ce qu’ils considèrent comme une captation d’héritage, MM. Fabius et Macron ont donc mené la contre-offensive. Mais leur combat n’est pas gagné d’avance. Car voici déjà plus d’un siècle que la droite nationaliste revendique le monopole mémoriel de Jeanne d’Arc. Un épisode en témoigne : l’affaire Amédée Thalamas. En 1904, un élève de ce professeur d’histoire au lycée Condorcet avait conclu un exposé en disant que l’on ne pouvait « ni expliquer ni comprendre Jeanne d’Arc si l’on n’y voyait pas un miracle ». « Le miracle n’a rien à voir avec l’histoire », avait répliqué Thalamas.

« Jeanne d’Arc ne s’est jamais laissée aller à la haine de l’étranger » François Mitterrand

Relayé dans la presse, l’incident mit aux mains des centaines de manifestants autour de la statue de la place des Pyramides (déjà), les uns pour conspuer Thalamas et la République, les autres pour défendre l’un et l’autre. En 1908, quand Thalamas hérita d’un cours à la Sorbonne, les Camelots du roi, bras armé de la ligue royaliste l’Action française, le couvrirent d’œufs pourris, obligeant la police à venir assurer sa sécurité…

Depuis cette époque, face à ceux qui voient en Jeanne d’Arc le visage du nationalisme français, que ce fût face aux juifs pendant l’affaire Dreyfus, contre l’Allemagne lors des deux guerres mondiales ou plus tard pour l’Algérie française, les républicains de droite et de gauche n’ont pas renoncé à marteler un contre-discours. On pense à François Mitterrand, qui, en 1989, assura que « Jeanne d’Arc ne s’est jamais laissée aller à la haine de l’étranger ». A Jacques Chirac qui, en 1996, déclara que « ses paroles sont à l’opposé du discours d’intolérance, de rejet et de violence que l’on ose parfois tenir en son nom ». Ou à Nicolas Sarkozy qui, en 2007, affirma que « Jeanne dépasse tous les partis » et que « nul ne peut [la] confisquer ».

Contrairement à ses prédécesseurs, François Hollande, pourtant si friand de commémorations, est resté silencieux sur Jeanne d’Arc. C’est, d’une certaine façon, ce silence que viennent combler MM. Fabius et Macron, à l’heure où le Front national n’a jamais si bruyamment célébré sa mémoire.