C’est un endroit lugubre, quelque part sous le ciel polonais. Zofiowka, un hôpital psychiatrique abandonné de la banlieue de Varsovie, a connu une publicité inattendue en fin d’année 2015, quand des milliers d’internautes se sont pris de fascination pour une vidéo cryptique envoyée anonymement sous la forme d’un DVD à un blogueur suédois, Johny-Erik Krahbichler, puis mise en ligne sur YouTube.

11B X 1371
Durée : 02:00

Le 14 octobre 2015, un étrange montage baptisé « 11B-X-1371 », bientôt suivi d’un second, fait son apparition sur Internet, montrant un homme masqué dans un bâtiment en ruine, accompagné d’une bande-son déformée. Les membres de plusieurs forums y trouvent des messages cachés, tantôt en morse, encodés à la manière de la machine Enigma ou à peine discernables dans le spectrogramme du fichier. Après une vaste enquête collective, l’une des plus importantes du genre, ils mettent peu à peu à jour des séquences subliminales pétrifiantes : phrases funèbres en latin, incitations au meurtre, flashs de scène de crime et de films d’horreur.

L’emplacement du tournage est découvert à partir d’une image de la première vidéo passée dans le moteur de recherche visuelle de Google : il s’agit de l’ancien asile psychiatrique de Zofiowka, dans la ville d’Otwock. Construit à la fin du XIXe siècle, il est décrit à l’époque comme une « oasis de tranquillité » par son directeur, le docteur Stefan Miller. Le lieu devient le lugubre théâtre d’exterminations nazies durant la seconde guerre mondiale. Encore inconnu du monde entier il y a quelques mois, le sanatorium est aujourd’hui l’objet d’une fascination en ligne, entre curiosité morbide et culte de cette vidéo. Le Monde s’y est rendu un dimanche d’avril.

Au bout de la vieille ville d’automne

William Audureau / Le Monde

Otwock se situe à une petite vingtaine de kilomètres de Varsovie. C’est une petite cité calme et vieillissante, lovée dans un écrin de nature sauvage et humide. De vieux vélos rouillés semblent être attachés depuis des décennies aux grilles devant la gare. A mesure que l’on avance, la ville s’enfonce. Dans les bois, dans l’humidité, dans les sons de plus en plus terreux et crissant de sous-bois tapissés de feuilles mortes.

William Audureau / Le Monde

Au bout d’un chemin terreux, à l’ancien emplacement du portail, les deux bras de l’enceinte s’entrouvrent sur cette ancienne « oasis de tranquillité ». Derrière eux, plusieurs bâtiments et maisons. La municipalité d’Otwock a peu à en dire : « La surface habitable de la propriété est de 3 821 mètres carrés (dont pavillon CII et CIII) et 689 mètres carrés (dont pavillon C I). Actuellement, ces bâtiments sont inutilisés et inhabités », explique au Monde le département municipal chargé du cadastre. Mais si les jeux d’enfants portent la rouille des villes abandonnées, quelques quartiers de pomme fraîchement déposés trahissent un lieu encore fréquenté.

Dans l’une des maisonnées sur le chemin qui monte à l’asile, une odeur de bois fumé s’élève par la cheminée, des bruits sortent du garage. « Prosze ? » (« Excusez-moi ? »), s’aventure-t-on à demander. Les bruits s’arrêtent aussitôt. Ils reprendront dès nos talons tournés.

William Audureau / Le Monde

« Bienvenue dans la maison des fous »

Les murs de Zofiowka se dressent tant bien que mal sur une petite butée. C’est, à première vue, un bâtiment rectangulaire, sur deux étages, aux pièces étroites et aux fenêtres nombreuses. Il n’en reste que des ouvertures à flanc de bâtisse, parfois même des trouées qui l’éventrent sur plus de deux mètres.

A l’intérieur, la symétrie originale du plan a cédé sous les coups du temps et de l’érosion. Des bris de verre, des briques émiettées, voire des pans entiers de murs écroulés ont redessiné les lieux et tapi leur sol d’une couche de débris.

William Audureau / Le Monde

Sur les façades comme sur les parois intérieures du bâtiment, des inscriptions, en polonais, souvent, en latin ou en anglais, parfois. « Bienvenue dans la maison des fous », prévient un large tag au rez-de-chaussée. Zofiowka n’est pas un lieu de mémoire institutionnalisé, comme peuvent l’être d’anciens camps d’extermination nazis. C’est un résidu d’histoire brut, ouvert aux quatre vents et à ses visiteurs nocturnes.

A l’étage, dans la plus grande des pièces, la fenêtre devant laquelle l’auteur de la vidéo 11B-X-1371 s’est fait filmer. Elle a fait le tour du monde, et celui qui assure en être l’auteur, un « artiste » répondant au pseudonyme de Parker, fait aujourd’hui l’objet d’un culte. Son pseudonyme est désormais gravé dans la pierre, à plusieurs endroits, à l’exact endroit où la vidéo l’a rendu célèbre. « Appelle-moi ! », peut-on y lire assorti d’un numéro de téléphone.

William Audureau / Le Monde

Zofiowka est régulièrement visité. Aucun mobilier, aucune trace d’époque ne semblent avoir été laissés, comme si une nouvelle génération, davantage en quête de frissons que d’histoire, s’était réappropriée le funeste asile. Aux murs, des marques en référence au Legia, le club de football de la capitale, quelques réflexions graveleuses ou des prénoms gravés. Et puis il y a ces dessins glaçants : une femme nue décapitée, une divinité égyptienne ou des symboles, tantôt conspirationnistes ou satanistes. Ou encore des poèmes ou aphorismes où le mystique le dispute à la morbidité.

« Certaines de nos peurs… Il est temps de revenir en cendres… Ils susurrent des prières à saint Judas. »

Rencontres

William Audureau / Le Monde

« Cela ne fait pas vraiment sens. C’est de la poésie », évacue d’un ton amusé David, 38 ans, Varsovien, mécanicien dans la vie civile, explorateur de lieux réputés hantés dès qu’il le peut. Amateur de sensations fortes, il a profité de ce dimanche pour s’offrir une balade dans un lieu incongru.

Lui ignore tout de la vidéo 11B-X-1371. Il a découvert l’existence de Zofiowka sur un site polonais spécialisé. Il aime ce genre d’endroits, ces espèces d’attractions foraines naturelles, forgées par l’histoire, le temps et les rumeurs.

Un escalier à nu mène au toit. De là, on découvre que Parker n’a fait qu’immortaliser un minuscule pan de l’asile : celui-ci comprend en réalité deux bâtiments reliés entre eux. L’un, apprendra-t-on au retour, pour les tuberculeux, l’autre pour les malades psychiatriques.

David n’est pas venu seul. Avec lui, Kate, sa compagne, créatrice de costumes et amatrice elle aussi de frissons. C’est elle que l’on a aperçue en premier. Juste après avoir filmé les fenêtres de l’entrée, en levant la tête, à travers la trouée dans la cage psychiatrique, sa silhouette s’était furtivement détachée. C’était elle, et elle a eu sur le coup aussi peur de nous que nous d’elle.

Nous formons désormais un trio. En contrebas du second bâtiment, des bruits de pas et des voix féminines. Par-delà une ouverture dans le mur de l’escalier, on aperçoit deux adolescentes qui se promènent.

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Elles se posent sur le corridor suspendu qui relie les deux bâtiments. « Nous sommes de la ville, on vient souvent ici, parce que c’est tranquille, explique Paulina, 16 ans. Il n’y a pas de fantômes. » Dix minutes plus tôt, elle semblait moins affirmative, après avoir bondi d’effroi à notre vue. « Un ami de mon frère dit qu’il en a vu un, et il y a des rumeurs, donc, peut-être », finit-elle par nuancer, un peu décontenancée.

« Est-ce que tu as visité le sous-sol ? »

La visite semble toucher à son terme. « Et est-ce que tu as visité le sous-sol ? », s’enquiert soudain David. Une petite lampe torche à la main, David et Kate s’engouffrent dans l’étroit passage obscur qui s’échappe d’une pièce en apparence anodine. En deux mètres seulement, les ténèbres se font presque entières. Kate est visiblement effrayée. Elle manque de trébucher plusieurs fois. L’obscurité est trop forte pour savoir où sont les murs.

William Audureau / Le Monde

Le plafond est bas, le couloir paraît sans fin, il n’est possible de discerner ni entrée ni sortie. Sur les bas-côtés, des restes de pelage jonchent le sol par endroits. Sur un mur, une inscription en polonais, assortie d’une image inquiétante de rat. « Cela veut dire, “Attention, mutants” », explique David.

William Audureau / Le Monde

Parfois, des pièces se dérobent le long boyau central. Ce sont autant d’impasses qui se refusent au regard. De ce que l’on peut en saisir, rares sont les explorateurs à s’être avancés si loin. « Tu sais que c’est dans l’une de ces pièces que tous ces gens ont été massacrés ? », questionne David. A partir de 1940, l’occupant nazi y cloître les malades juifs, les affame, avant de les abattre le 19 août 1942. Le directeur de Zofiowka, le docteur Stefan Miller, se suicidera peu après. Outre ce massacre, 7 000 juifs d’Otwock ont été déportés et tués en deux jours. Après avoir été remis en état, l’asile de Zofiowka a repris ses activités quelques années après la fin de la seconde guerre mondiale. Ce n’est que dans les années 1990 qu’il a été définitivement abandonné.

« Mais, on est déjà passés par ici ? », s’étonne David. Au bout de l’interminable couloir souterrain, une porte dérobée nous a ramenés à l’une des pièces du premier bâtiment. A moins que ce ne soit le second. Peu importe : au bout de l’encadrement, nous apercevons à nouveau la lumière du jour, pour la première fois depuis ce qui a semblé une éternité.

William Audureau / Le Monde

Sur le chemin du retour, un dernier bâtiment se présente. C’est celui du corps médical. Contrairement aux autres, sa porte a été entièrement murée, et c’est en escaladant ses larges fenêtres que l’on pénètre dans le haut lieu décisionnel de l’ancien asile.

En dépit de l’état de délabrement avancé, la hauteur de plafond et les nombreuses structures décoratives laissent apparaître ce que cette villa avait de luxueux.

Sur un mur, l’inscription « A l’aide », en anglais, semble être encore en train de dégouliner. A mi-chemin entre faux témoignage historique et mise en scène de film d’horreur, il rappelle l’ambivalence des lieux, toujours fréquenté par des amateurs de frissons et des visiteurs farceurs.

William Audureau / Le Monde

A bord de sa Mitsubishi des années 1990, David nous ramène jusqu’à la gare. Le trajet se fait dans un long silence épuisé. Parker Warner Wright, pseudonyme de l’homme à qui sont attribuées ces deux vidéos, a depuis ouvert plusieurs pages Internet à sa propre gloire, ainsi qu’un site pour vendre son « art ».

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