Au Sénégal, l’affaire « Karim Wade » en un mot : fiasco
Au Sénégal, l’affaire « Karim Wade » en un mot : fiasco
Par Christophe Châtelot
L’ancien « ministre du ciel et de la terre » a été libéré de la prison de Rebeuss. Un calcul politique du président Sall qui laisse une impression de malaise.
Des partisans de Karim Wade en avril 2014, à Dakar. | SEYLLOU / AFP
Le dossier Karim Wade, c’est un peu l’histoire d’un fiasco judiciaire et politique pour le président du Sénégal, Macky Sall. L’histoire d’une procédure débutée crânement contre le fils d’un ancien chef d’Etat au nom de la lutte contre les « biens mal acquis », mais tellement bâclée qu’elle finit par coiffer un prévenu impopulaire d’une couronne de martyr et de prisonnier politique victime d’un acharnement judiciaire. Ce qui était loin d’être le cas.
Dans la nuit du jeudi 23 juin au vendredi 24 juin, le fils d’Abdoulaye Wade, président du Sénégal de 2000 à 2012, a donc été libéré en catimini de la prison de Rebeuss à Dakar au gré d’une grâce présidentielle après avoir accompli, compte tenu de sa détention préventive, la moitié de sa peine de six ans prononcée en 2015. « A peine sorti, il s’est envolé à bord d’un jet privé envoyé par l’émir du Qatar, destination finale du voyage en compagnie du procureur général [de ce petit émirat]. Il est là-bas pour on ne sait combien de temps », nous raconte un de ses proches. « Il n’a pas pu voir ses partisans, sans doute forcé de quitter le pays rapidement, comme si le pouvoir avait peur de lui. Pourquoi ? Cela crée un sentiment de malaise », regrette Alioune Tine, responsable d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest.
Casier judiciaire
Le décret de Macky Sall daté de vendredi est tombé peu avant 3 heures du matin. Ce pardon, que l’on voyait venir depuis plusieurs semaines, concerne aussi deux autres condamnés, Ibrahima Aboukhalil, dit Bibo Bourgi, et Alioune Samba Diassé. « Cette mesure dispense seulement de subir la peine d’emprisonnement restant à courir (…) Les sanctions financières » – plus de 210 millions d’euros d’amende pour « enrichissement illicite », ce qu’il a toujours nié – « et la procédure de recouvrement déjà engagée demeure », a précisé la présidence. « La condamnation figure toujours dans leur casier judiciaire », a insisté le ministre de la justice, Sidiki Kaba.
Autrement dit, l’horizon politique de Karim Wade, ancien ministre des infrastructures, du transport aérien, de la coopération internationale, de l’aménagement du territoire est loin d’être dégagé. « Sa situation pénale actuelle est invalidante sur le plan politique, explique Madiambal Diagne, directeur du journal Le Quotidien. Si rien ne change, s’il n’est pas amnistié, il ne pourra se présenter aux élections. »
Le veut-il ? Le pourrait-il ? Rien ne permet aujourd’hui de mesurer sa popularité. Il faut dire que Karim Wade part de loin. Mis sur orbite par son père, il a ensuite traîné comme un boulet ce parrainage politique, jusque dans sa propre formation politique, le Parti démocratique sénégalais (PDS), qui a subi une véritable hémorragie de ses cadres au fur et à mesure qu’Abdoulaye Wade tentait d’imposer son fils.
Le pic des critiques est atteint dans les mois précédant la présidentielle de 2012. La rue dakaroise se lève contre une réforme constitutionnelle qu’Abdoulaye Wade tentait alors de faire passer en force. Elle prévoyait notamment de créer un poste de vice-président, un ticket présidentiel à l’américaine, sur lequel tout le monde s’attendait à voir apparaître le nom de Karim Wade, soudainement promu héritier putatif d’une démocratie qui menaçait de devenir dynastique.
Ce jeune quadragénaire, que l’on surnommait alors à Dakar « Monsieur 15 % » pour les commissions qu’on le soupçonnait de percevoir sur des contrats publics ou encore « ministre du ciel et de la terre » pour son omnipotence et son arrogance, devint alors l’une des personnalités les plus impopulaires du pays.
« Monsieur 15 % »
La manœuvre d’Abdoulaye Wade déboucha d’ailleurs sur sa défaite électorale, battu par l’un de ses anciens proches, Macky Sall, dont l’un des axes de campagne fut la lutte contre la corruption et les « biens mal acquis » par le clan présidentiel. « Monsieur 15 % » fut le premier très haut responsable accroché au tableau de chasse des enquêteurs anti-corruption. Le premier et le dernier, d’ailleurs, ce qui renforça l’impression que cette opération de moralisation de la vie politique sénégalaise dissimulait des sentiments moins nobles qui relevaient davantage du règlement de comptes. Karim Wade fut incarcéré dès 2013.
C’est à partir de ce moment-là que les ennuis de Macky Sall commencèrent. Le pouvoir choisit en effet de ranimer la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI), créée sur le papier en 1981 mais qui n’avait jamais siégé. Dès le lancement de « l’affaire Wade », ce tribunal d’exception constitué uniquement de juges professionnels s’attira les foudres des organisations des droits humains (Amnesty International et la FIDH, notamment) mais aussi de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et des Nations unies qui jugeaient que la CREI ne respectait les droits des accusés ni ne garantissait la tenue d’un procès équitable.
Décriée pour son caractère spécial, la CREI fut aussi critiquée pour une instruction bâclée du dossier et l’absence de preuves suffisamment convaincantes pour étayer la condamnation. « Il a été déclaré coupable avant même le début de son procès, c’est une condamnation politique », dénonçait l’un de ses avocats, Seydou Diagne, alors que se mettait en place un réseau d’influences et de communication pour défendre la cause du plus célèbre des détenus sénégalais. Elle fut orchestrée notamment depuis la résidence versaillaise d’Abdoulaye Wade, qui active alors son épais carnet d’adresses.
« Fils à papa jet-setter »
Les angles d’attaque sont multiples. Des chefs d’Etat africains montent au créneau pour plaider la cause de Karim Wade auprès de leur homologue sénégalais. Parmi eux, l’Ivoirien Alassane Ouattara, qui se rappelle du soutien d’Abdoulaye Wade, un libéral comme lui, dans sa lutte contre (le socialiste) Laurent Gbagbo lors de la crise post-électorale de 2010-2011 à Abidjan. Denis Sassou-Nguesso, indéboulonnable président d’un riche Etat pétrolier, le Congo, financier occulte de bien des causes, fit aussi entendre sa voix.
Parallèlement, emprisonné avec l’image peu flatteuse de « fils à papa jet-setter », Karim Wade met en scène sa métamorphose. Une partie de la population compatit au sort de ses trois filles qui ont déjà perdu leur mère française, Karine, morte de maladie en 2009. L’affairiste se transforme en martyr. Fini les costumes sur mesure, c’est en boubou blanc et coiffe traditionnelle de la même teinte qu’il apparaît devant ses juges, affichant une piété sans faille.
Né à Paris en 1968, éduqué en France, banquier à Londres, dans sa cellule de Dakar il comble ses grosses lacunes en wolof, la langue nationale. Indispensable pour communiquer avec ce que les confréries soufies du pays comptent comme religieux influents et incontournables, indispensable pour qui veut se tailler une stature politique nationale. En période électorale surtout, aucun candidat n’oublie les marabouts, ni le déplacement chez les chefs des confréries soufies, tidjanes et mourides. « Depuis des mois, les dignitaires religieux tentent de trouver un terrain d’entente pour une libération à titre humanitaire », a observé Madiambal Diagne, le directeur du Quotidien.
Dans son communiqué aux accents très pieux publié après sa libération, Karim Wade n’oubliera pas de les remercier. Une photo prise quelques minutes après sa sortie et diffusée sur la page Facebook du blogueur Papa Ismaila Dieng le montre aussi en compagnie du fils aîné du calife général des mourides. Ils sont la caution morale de cette libération diversement appréciée par les Sénégalais et opportunément planifiée avant la fête de l’Aïd célébrant la fin du ramadan, début juillet.
« Sur le dos des Sénégalais »
Soutenu par les confréries soufies, ouvertes et tolérantes, Karim Wade a aussi noué une alliance, a priori contre-nature sur le plan religieux, avec l’émirat salafiste du Qatar qui, depuis avril, discute de son sort avec la présidence. Là, d’autres solidarités, d’autres intérêts entrent en jeu. « Il a beaucoup d’amis dans le Golfe. Il a permis à Dubaï de décrocher beaucoup de contrats, notamment le port de Dakar. Il est ami avec l’émir du Qatar. Ils lui renvoient l’ascenseur », avance un diplomate ouest-africain. Quand il était chargé de l’organisation du sommet de la Conférence islamique de 2008 à Dakar, « c’est lui qui se chargeait de développer les affaires avec les émirats et les pays arabes, véritable ministre des affaires étrangères du Sénégal pour cette partie du monde », explique Alioune Tine, figure de la société civile sénégalaise. Il n’est pas non plus exclu que l’Arabie saoudite ait joué un rôle. En se joignant à la coalition militaire au Yémen, Macky Sall a réchauffé des relations devenues fraîches avec Riyad à la fin de la présidence de Wade. Du Qatar, Karim Wade aura l’occasion de les remercier.
Il y a aussi derrière cette libération anticipée un calcul politicien national. Porté au pouvoir en capitalisant sur le « tout sauf Wade », Macky Sall a perdu beaucoup de crédit à force de promesses non tenues. En libérant le fils, le président fait sauter un verrou et peut envisager une réconciliation avec le père, Abdoulaye, son ancien mentor, figure tutélaire du PDS dans la perspective de la présidentielle de 2019 qui ne se présente pas sous le meilleur jour pour Macky Sall. « Le parloir de Rebeuss était devenu, tous les lundis, l’endroit où il fallait se montrer, “the place to be”. Pas tant pour soutenir Karim que pour embêter Macky », s’amuse un des proches de l’ancien prisonnier.
« Reste un sentiment de malaise, répète Alioune Tine, des petits arrangements sur le dos de la justice et des Sénégalais. C’est un fiasco total. »