Le domaine de Cap Estérel dispose de sa propre fan-zone, d’une capacité de 3 000 places, où les matchs sont retransmis sur deux écrans géants. A la mi-temps et après chaque match, des musiciens suédois investissent une grande scène pour assurer des concerts. | ELEONORA STRANO POUR "LE MONDE"

Michel Blondeau est un peu ­contrarié. Le retraité de 65 ans, venu passer du bon temps sous le soleil varois, s’est vu ­refuser un demi. « Je voulais une bonne pression, j’ai eu une sangria à la place », fait-il semblant de pester. Sa femme, Joëlle, 62 ans, se montre plus compré­hensive : « Certes, on ne dort pas beaucoup, on en a ­au-dessus de nous, en dessous, à côté. Mais ça ne me dérange pas ; on vient de Lens, on connaît, et puis c’est la Coupe du monde après tout. » « Coupe ­d’Europe, Coupe d’Europe ! », la corrige Michel.

Mi-juin, près de 4 000 supporteurs suédois ont ­investi, pour dix jours, le domaine de Cap Estérel, perché sur les hauteurs de Saint-Raphaël (Var). Et privatisé pour l’occasion la dizaine de restaurants de la place du « village », qui ne servent de la bière la Norrlands Guld qu’aux Suédois. Le ­calvaire de ­Michel Blondeau a pris fin vendredi 24 juin, quand les importuns, après l’élimination de leur équipe, ont quitté le site.

Le complexe s’étend sur 210 hectares et offre un panorama époustouflant sur la baie d’Agay. Au ­milieu des palmiers et des pins parasols, des dizaines de croix scandinaves azur et or accrochées aux balcons des quelque 800 appartements. Linköping, Södertälje, Örnsköldsvik, Trollhättan, Stockholm, Eksjö, Älvdalen, Kalmar ou Askersund : sur chacune d’elles, le nom de la ville d’où sont originaires les hôtes. Soit à peu près de tout le pays. Certains ont fait le voyage en car ; d’autres en voiture, en train, en avion ou en camping-car.

Les supporters suédois, marée jaune qui déferle sur le littoral varois

« Clientèle festive mais pacifiste »

« Ils cherchaient un lieu assez grand à la fois pour tous les accueillir et pour pouvoir organiser sur place des concerts et de multiples activités. Le choix s’est aussi porté sur le sud de la France car leur équipe jouait à Toulouse et à Nice, explique Zohra Meziani, directrice du village Pierre & Vacances. Nous avons déjà reçu 3 000 personnes en séminaire, mais c’est la première fois qu’on a affaire à un événement sportif de cette nature. » Le paisible hameau méditerranéen a pris tout à coup des allures de forteresse scandinave. Mais, à entendre Mme Meziani, la présence nordique n’a rien d’une invasion barbare : « C’est une clientèle festive mais pacifiste, ils sont extrêmement polis et accessibles », résume-t-elle.

« C’est l’une des plus belles opérations de promotion de la ville à l’égard des touristes suédois »

Trouver un avis discordant relève de la gageure parmi les commerçants de l’unique rue marchande, où les prix sont affichés en couronnes suédoises. « Ils sont imbibés du matin au soir, mais ils sont disciplinés ! », sourit Hélène Silvestri, la ­patronne de l’épicerie fine. La plupart ne cachent pas avoir appréhendé leur venue. « On avait peur que ça parte en vrille. Mais c’est très bon enfant », abonde Georges Scarparo, le propriétaire du Pub, la seule brasserie à n’avoir pas été réquisitionnée par le contingent nordique. Les supporteurs des Blagult, le surnom de l’équipe nationale, défilent à sa table, où l’on sert 200 couverts par jour depuis leur arrivée, contre 80 en temps normal. « Dans les restaurants privatisés, on leur fait manger n’importe quoi… », croit savoir le gérant. En l’occurrence, des köttbullar (boulettes de viande), des ostburgare (cheeseburgers), des nacho tallrik (tacos mexicains) et autres grillad kycklingfilé (brochettes de poulet).

Le site, perché sur les hauteurs de Saint-Raphaël (Var), s’étend sur 210 hectares. | ELEONORA STRANO POUR "LE MONDE"

Maillots floqués sur le dos, Madeleine Halvarsson, Jonna Pears, Eleonor Redhe Nord, Linda Hysing et Anna Halvzarsson, une bande de trentenaires « mordues de foot » venues de Borlänge, dans le centre du pays, s’apprêtent justement à sortir dîner en ville. « Ici, l’ambiance est détendue mais il y a beaucoup de testostérone, rigole Anna. Et puis on avait envie d’aller goûter la cuisine française. » Elles n’ont pas l’intention d’aller bien loin, probablement à Agay, à un quart d’heure à pied de Cap Estérel.

« Ici, c’est le paradis »

La petite station balnéaire, profitant pleinement de sa proximité avec le village-hôte, a enregistré des retombées économiques notoires. « C’est ­impressionnant, notre chiffre d’affaires est doublé, voire triplé, témoignent Yves et Chantal Debiage, gérants du Petit Casino. On en voit plus d’une centaine par jour. Ils descendent à Agay quasiment ­exclusivement pour les boissons et dépensent sans compter. On a dû revoir notre fréquence de ravitaillement. » Plus que les boutiques de souvenirs, les touristes dévalisent les magasins d’alimentation. « On se croirait à Noël, la supérette ne désemplit pas », constate David Razon, animateur du U Express de Cap Estérel, qui voit ses recettes multipliées par cinq. Les Suédois consomment en moyenne 3 000 œufs et 3 500 pains par jour. ­Parfois, il faut aussi faire face à des demandes inhabituelles, comme ce kilo de pousses de petits pois et ces 4 kilos d’aneth commandés ce jour-là.

Pour Pascal Ducastel, patron du U Express de Cap Estérel, la présence des Suédois est « un événement exceptionnel pour un site exceptionnel. Ils font la fête et ils nous font participer à la fête. Le flux de clients, c’est du jamais-vu. » Le gérant doit répondre à certaines commandes incongrues, comme trouver 1 kg de pousses de pois et 4 kg d’aneth dans la journée... | ELEONORA STRANO POUR "LE MONDE"

La Suède n’en est pas à son coup d’essai en matière de déplacement massif de supporteurs. Lors de l’Euro 2008, ceux-ci étaient déjà venus en nombre à Kitzbühel, en Autriche, puis quatre ans plus tard à Kiev, en Ukraine. Mais pour Robert Gransson, l’un des 200 bénévoles, qui a été du voyage chaque fois, les installations n’ont rien à voir : « Ici, c’est le paradis ! », s’enflamme le jeune homme de 28 ans en ­désignant les piscines et le golf derrière lui. « Après, vous savez, les Suédois, du moment qu’ils peuvent se réunir et faire la fête, peu importe l’endroit. Mais là, c’est vrai, ils sont charmés », complète Lena Hunt, présidente de Camp Sweden, le tour-opérateur à l’origine du projet. Convaincues par l’expérience suédoise, d’autres nations sont tentées de leur ­emboîter le pas : Danois et Néerlandais sont ainsi venus soutirer quelques conseils aux organisateurs. Des rassemblements d’une telle ampleur, « c’est dans notre culture, assure Lena Hunt. Même les joueurs de la sélection, ça les impressionne ».

Le séjour a tout de même un coût. Axel et Gustav Bergman, deux frères de 22 et 19 ans, font leurs ­petits calculs. Avec 300 euros de trajet en bus depuis Skövde, 500 euros de location d’appartement, environ 300 euros de boissons et nourriture et 500 euros de billets pour cinq matchs, « ça nous revient à 1 600 euros à deux », estiment-ils. La famille Andersson, elle, a déboursé 30 000 couronnes (3 200 euros). Accompagnée par son frère Peter et sa belle-sœur, Ulrica a fait le voyage depuis Varberg avec son mari et leurs trois enfants, Alma, Alvin et Algot. Attablés au milieu de la fan-zone à l’entrée du site, les trois blondinets de 5, 8 et 10 ans sont moins captivés par le match France-Albanie retransmis sur les deux écrans géants que par leurs assiettes de tacos et de kebabs. « Les vacances, le soleil et le football, le cocktail est parfait », résument les parents.

Fièvre jaune

La tribu entend profiter des quelques jours qui lui restent pour visiter Monaco et son Musée océanographique. D’autres envisagent de faire un détour par Saint-Tropez, Antibes et quelques domaines ­viticoles de la côte. « Pour nous, c’est l’une des plus belles opérations de promotion de la ville à l’égard des touristes suédois,se réjouit Hubert Courrier, le directeur de l’office du tourisme de Saint-Raphaël. C’est une chance, d’autant que nous sommes en pleine reconquête des marchés d’Europe du Nord. »

Avant de rejoindre la fan-zone, où sont restransmis les matchs, les supporteurs se préparent minutieusement dans leurs appartements. | ELEONORA STRANO POUR "LE MONDE"

L’événement a été préparé en collaboration étroite avec les autorités locales – préfecture, forces de l’ordre et municipalité. Pour encadrer cette ­marée jaune et éviter tout débordement, les effectifs de sécurité ont été renforcés. Une vingtaine d’agents supplémentaires patrouillent dans les ­allées 24 heures sur 24. Pour l’heure, un seul incident à déplorer : un supporteur éméché tombé du premier étage. Victime d’un léger traumatisme crânien, les deux poignets brisés, il a été rapatrié. « C’est bien aussi de montrer autre chose que les images de Marseille, que la France sait accueillir et que le sport ce n’est pas que de la bagarre », insiste Zohra Meziani, la directrice du site.

Dans l’Ice Bar, gros cube transparent où la pression coule à flots, sur la place principale, un accent français résonne au milieu du brouhaha guttural : celui de Michel et Ghislaine Jeusset, 64 ans, deux Rennais qui ont succombé à la fièvre jaune. Ils ont acheté des tee-shirts au stand des supporteurs, « histoire de se mettre dans l’ambiance ». Dans un anglais approximatif, ils sympathisent avec ­Thomas Larsson, 47 ans, de Finspang, qui décide de leur offrir une chope. Alors, elle a quel goût cette bière suédoise ? « Fraîche mais pas très forte. » ­Michel Blondeau a eu tort de se vexer : apparemment, il n’a rien loupé.