Turquie : « Ce qui frappe, c’est l’improvisation des putschistes »
Turquie : « Ce qui frappe, c’est l’improvisation des putschistes »
Par Marc Semo
Le chercheur turc Ahmet Insel estime que le coup d’Etat raté en Turquie a échoué parce que seule une fraction minoritaire de l’armée y a participé.
Turkish police officers sit on a tank as after taking over a military position at the Anatolian side at Uskudar in Istanbul on July 16, 2016. President Recep Tayyip Erdogan urged Turks to remain on the streets on July 16, 2016, as his forces regained control after a spectacular coup bid by discontented soldiers that claimed more than 250 lives. Describing the attempted coup as a "black stain" on Turkey's democracy, Yildirim said that 161 people had been killed in the night of violence and 1,440 wounded. / AFP / BULENT KILIC | BULENT KILIC / AFP
Chroniqueur au quotidien de gauche laic Cumhuriyet, Ahmet Insel, professeur émérite à l’université Galatassaray a longtemps dirigé Birikim, l’une de splus prestigieuses revues intellectuelle turque.
Que sait on aujourd’hui des auteurs de la tentative de coup d’Etat ?
Une partie des présumés cerveaux du « coup » ont déjà été arrêtés. Parmi eux, un ancien chef des forces aériennes, Akin Özturk, ou un ancien conseiller juridique de l’état-major, Muharrem Köse. Ils sont accusés d’appartenir aux réseaux de la confrérie islamiste de Fetullah Gülen qui avait été longtemps l’alliée d’Erdogan pour asseoir son pouvoir et infiltrer l’appareil de l’Etat avant de devenir son plus farouche adversaire.
Mais parmi les quelque 2 839 officiers et soldats arrêtés le 16 juillet on trouve de tout. Des jeunes cadets de l’académie militaire de Canakale mais surtout des officiers de la gendarmerie, des forces aériennes dont les responsables des bases d’Ankara et d’Izmir et quelques commandants de brigades de chars. Il y a aussi des officiers supérieurs qui sans être accusés d’avoir organisé le putsch ont laissé faire comme le commandant de Mersin, le grand port du sud, qui dés l’annonce du « coup » a déclaré prendre en main la région et demandé l’arrestation du préfet comme des autres représentants de l’autorité civile.
Il semble aussi selon plusieurs sources que la justice, avec l’accord de l’état-major, préparait un vaste coup de filet au sein de l’armée contre des officiers qui avaient contribué à monter les fausses preuves pour le compte des « gülenistes » qui avaient servi à arrêter et juger ces dernière années une grande partie de la haute hiérarchie militaire pour de prétendus projet de coup d’Etat contre le pouvoir de l’AKP. Cela expliquerait pourquoi les putschistes ont précipité leur opération pour le moins mal préparée.
En cela, ce coup d’Etat diffère de ceux du passé ?
Oui. Aussi bien en 1960 qu’en 1971 et en 1980 lors des coups d’Etat précédents c’était l’armée en tant que telle qui agissait sous le commandant de son chef d’état-major, estimant la République en danger et prétendant rétablir l’ordre constitutionnel.
Cette fois, ce qui frappe, c’est en effet l’amateurisme des putschistes, leur improvisation et surtout le fait qu’ils ne représentent qu’une petite partie de l’armée. Leur première initiative n’a pas été comme dans les « coups » classiques de s’emparer des représentants du pouvoir civil, des députés comme des membres du gouvernement et du chef de l’Etat mais d’arrêter le chef d’état-major et des différentes armes en un espèce de coup d’Etat au sein même de l’armée.
Et c’est aussi pour cela que leur putsch a échoué. Erdogan avait eu le temps de leur échapper et de mobiliser ses partisans. Il est aussi très frappant qu’ils aient pris le contrôle de la télévision sans comprendre qu’aujourd’hui il existe les réseaux sociaux mais aussi les chaînes satellitaires.
Leur proclamation fait écho à celle des « coups » précédent et appelle au rétablissement de la démocratie et des droits de l’homme contre un pouvoir accusé de corruption. Comment jugez-vous ce texte ?
L’idée des putschistes était manifestement d’obtenir le soutien le plus large de l’opinion en reprenant des thèmes avancés par cette moitié du pays de plus en plus inquiète des dérives autoritaires de Recep Tayyip Erdogan. Ils s’étaient autoproclamés « comité pour la paix dans la patrie » en écho à tous ceux qui aujourd’hui en Turquie s’inquiètent à raison de la façon dont le chef de l’Etat attise sciemment les tensions internes du pays afin d’inciter ses partisans, religieux conservateurs sunnites et nationalistes, à faire bloc autour de lui.
Mais, malgré cela, les putschistes n’ont eu aucun soutien dans l’opinion au delà de quelques proclamations enflammées sur les réseaux sociaux. Aucun parti, aucun syndicat ne s’est déclaré favorable au coup. Personne n’est descendu dans la rue en leur faveur.
Au contraire, pour la première fois, des dizaines de milliers de personnes ont bravé les militaires dans les rues d’Istanbul et d’Ankara. Cela n’aurait probablement pas été le cas s’il s’était agi d’un « coup » classique organisé par le haut état-major de l’armée. Cette institution garde son prestige aux yeux d’une bonne partie de l’opinion. Mais là, il était évident qu’il s’agissait juste d’un groupe de factieux condamnés à l’échec.
Beaucoup de gens pensent même qu’il s’agissait d’une provocation organisée par Erdogan lui-même pour renforcer encore son pouvoir, ce qui est absurde, mais la Turquie est un terrain fertile pour les théories du complot.
Pourquoi cette théorie est elle absurde ?
S’il avait été au courant du projet des putschistes il était possible de les arrêter avant avec, en terme d’opinion publique, plus ou moins les mêmes effets pour démontrer la « réalité » des complots menaçant le pouvoir.
Le choc de ce « coup » est en revanche très dur y compris en terme d’image pour la Turquie, déjà frappée par le terrorisme jihadiste et déstabilisée par la reprise du conflit avec les rebelles kurdes du PKK dans le sud-est. La livre turque a dévissé en un jour de 6 % face au dollar. En outre, ce coup de force raté a été très violent comme le montrent les dégâts au Parlement. C’est aussi la première fois que des putschistes bombardent à Istanbul et Ankara.
Quelle est la réaction d’Erdogan ?
Au delà des arrestations qui ont commencé dans l’armée, le président turc semble plus décidé que jamais à purger la machine de l’Etat de tous ses adversaires réels ou supposés et en premier lieu ce qui reste de « gulenistes » ou prétendus tels. Dans la seule journée du 16 juillet, 2 745 juges et procureurs sur un total de 14 000 ont été mis à pied par le Haut conseil des juges et procureurs qui a par ailleurs sanctionné cinq de ses propres membres. 10 membres du Conseil d’Etat ont été arrêtés.
Seule la police semble pour le moment échapper à la purge mais elle avait déjà été « nettoyée » depuis deux ans. Elle a été le principal soutien du pouvoir face aux putschistes, notamment au Parlement. La reprise en main va s’élargir ces prochains jours au reste de la haute administration d’où vont être éliminés tous ceux qui n’ont pas fait une totale allégeance à l’homme fort du pays.
Face aux putschistes il a été dans le rôle du défenseur de la démocratie et des institutions appelant la population à se mobiliser dans les rues. Une autoroute s’ouvre à lui désormais pour instaurer par référendum la république présidentielle qu’il appelle de ses vœux. Alors qu’il peinait à sortir de l’isolement diplomatique où il s’était lui même enfermé il a eu lors de cette crise un soutien appuyé de tous ses alliés, à commencer par les Européens et les Américains.