Erdogan installe sa « démocrature » en Turquie
Erdogan installe sa « démocrature » en Turquie
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Le président a annoncé l’état d’urgence pour trois mois, prélude à son projet d’hyperprésidence en rupture avec les fondements de la République d’Atatürk.
Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à Ankara, jeudi 21 juillet. | Kayhan Ozer / AP
De retour à Ankara pour la première fois depuis le putsch manqué, le président Recep Tayyip Erdogan a annoncé, mercredi 20 juillet, l’imposition de l’état d’urgence pour une durée de trois mois en Turquie. Apparu à la télévision tard dans la soirée, après avoir présidé la réunion du conseil de sécurité puis celle du conseil des ministres, il a expliqué que cette mesure allait permettre « d’éliminer les menaces qui pèsent sur la démocratie, l’Etat de droit, les libertés de nos citoyens » après le coup de force manqué d’une partie de l’armée dans la nuit du 15 au 16 juillet.
L’état d’urgence devrait donner les moyens « d’éradiquer rapidement tous les membres de l’organisation terroriste impliqués », une référence à l’influente confrérie religieuse du prédicateur Fethullah Gülen, désignée comme le cerveau du putsch et comparée à un « virus » qu’il convient d’éliminer.
Synthèse islamo-nationaliste
D’autant que la tentative de coup « n’est peut-être pas terminée », a laissé entendre le président. La démocratie sera préservée, « il n’y aura aucun compromis », a assuré M. Erdogan. Critiqué à l’étranger pour la vaste purge – 55 000 Turcs arrêtés, gardés à vue ou limogés – en cours, il a enjoint Jean-Marc Ayrault, le chef de la diplomatie française qui a mis en garde sur le respect des libertés, à « se mêler de ses affaires ». Le soutien du secrétaire d’Etat américain John Kerry lui est en revanche acquis, ce dernier ayant refusé de s’exprimer sur les purges en cours.
Des putschistes présumés arrivent au tribunal à Istanbul, le 20 juillet. | BULENT KILIC / AFP
Dans un entretien accordé mercredi à la chaîne Al-Jazira, M. Erdogan a réitéré son soutien au rétablissement de la peine de mort, une mesure réclamée par la base de son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), mobilisée sur les places des grandes villes pour la cinquième soirée consécutive. La peine capitale sera réintroduite si le Parlement vote pour, ce qui est possible vu que l’AKP (317 sièges sur 550) jouit du soutien du Parti de l’action nationaliste (MHP, 40 sièges) sur cette question.
Une fois entré en vigueur, l’état d’urgence permettra à l’homme fort de Turquie de faire passer de nouvelles lois et de restreindre les droits et libertés de ses concitoyens. Libre à lui, ainsi, de réaliser le projet d’« hyperprésidence » qui lui tient tant à cœur. Soutenu par l’opposition, adulé par ses partisans, M. Erdogan voit sa popularité au zénith après sa victoire sur la tentative de putsch qu’il a confié avoir appris « par son beau-frère » depuis son lieu de villégiature à Marmaris, sur la côte égéenne – ce qui laisse entrevoir une faille au niveau du renseignement.
Alors que sa base, bercée par la synthèse « islamo-nationaliste » – les idées des conservateurs musulmans alliées à celles des ultranationalistes – manifeste chaque nuit pour « défendre la démocratie », réclamant à cor et à cri le rétablissement de la peine de mort pour les « traîtres », la presse progouvernementale dessine les contours de la « nouvelle Turquie ».
« La pendaison est pour bientôt », a écrit le 20 juillet l’éditorialiste Abdurrahman Dilipak dans le quotidien Yeni Akit, rappelant les mots lancés par le président turc, qui s’est adressé à ses partisans à plusieurs reprises depuis le seuil de sa villa de Kisikli sur la rive asiatique d’Istanbul dans les jours qui ont suivi la tentative de putsch. « Si la pendaison est proposée, j’approuverai », avait-il dit. « Bruxelles et l’OTAN peuvent bien penser ce qu’ils veulent, conclut l’éditorialiste. La pendaison posera un problème dans les relations avec l’UE (…) mais cette notion existe dans la religion, or personne ne peut être plus miséricordieux que Dieu. Un musulman ne s’opposer à cela. »
Des partisans du président sur la place Taksim d’Istanbul, le 20 juillet. | DANIEL MIHAILESCU / AFP
Rappelant que M. Erdogan souhaitait désormais faire construire une mosquée sur la place Taksim, haut lieu du kémalisme et théâtre des manifestations de l’opposition en 2013, le journaliste écrit que Sainte-Sophie, qui a statut de musée, sera bientôt ouverte à la prière.
En une nuit, la Turquie bel et bien a changé de visage. L’institution militaire, bien plus impliquée dans le putsch qu’il y paraissait au premier abord, a perdu son crédit. Elle ressortira affaiblie des purges dans ses rangs (un général sur trois), ce qui interroge quant à sa capacité à mener à bien simultanément les opérations de lutte antiterroriste contre les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, autonomiste) dans le sud-est du pays, et la guerre contre l’organisation Etat islamique (EI).
« Fermer la parenthèse du kémalisme »
Recep Tayyip Erdogan, lui, a désormais toute latitude pour mettre à exécution son projet de refonte civilisationnelle. Sa priorité est de « fermer la parenthèse du kémalisme », expression en vogue dans les rangs de l’AKP. Il veut débarrasser le pays des repères imposés après l’effondrement de l’Empire ottoman, notamment la laïcité. Erdogan et ses compagnons de route sont prêts à mourir pour leur cause : « Cela fait longtemps que nous avons revêtu nos linceuls », ont-il coutume de répéter. La proclamation de la « République islamique de Turquie » n’est peut-être pas pour demain mais une nouvelle ère a commencé.
Des proches de soldats arrêtés devant le palais de justice d’Istanbul, le 20 juillet. | OZAN KOSE / AFP
Avant tout, M. Erdogan va devoir contenter ses partisans, ceux qui sont sortis dans la rue à son appel pour contrer la rebellion des militaires. Or, dans la foule qui envahit chaque soir les places des grandes villes, il y a l’électorat de base de l’AKP, mais aussi des ultranationalistes ainsi que des groupuscules salafistes plus radicaux. Pour la première fois dans l’histoire de la République, les imams ont joué un rôle politique. Depuis leurs minarets, à la demande de la Direction des affaires religieuses (placé sous la tutelle du premier ministre), les imams ont appelé la population à manifester. Défendre Erdogan et son régime est devenu un devoir religieux autant que politique.
Sur les places, un slogan domine : « Allahou Akbar » (« Dieu est grand »), tandis que les gros bras des Foyers ottomans, une organisation de jeunesse liée à l’AKP et adepte de la synthèse islamo-nationaliste, organisent des parades bruyantes en voiture dans les quartiers réputés laïcs d’Istanbul (Sisli, Kurtulus, Nisantasi) et dans ceux dominés par les alévis, apparentés à l’islam chiite, deux catégories de la société honnies par les islamo-conservateurs. Dans le quartier Gaziosmanpasa d’Istanbul ainsi que la ville de Malatya (est), des incidents ont déjà été rapportés entre alévis et radicaux sunnites.