Un homme se lève après l’intervention du prêtre. « Je suis désolé mais je suis gêné par le caractère religieux de ce rassemblement. Je voulais de la fraternité, pas des paroles religieuses », dit-il en quittant le gymnase, manifestement très ému. Dimanche 31 juillet, les habitants d’Aubervilliers étaient invités à partager « un moment de fraternité » après l’assassinat du père Hamel, à Saint-Etienne-du-Rouvray, en début de semaine. Une centaine de personnes de confessions catholique, musulmane, juive, protestante ainsi que des athées se sont réunies au gymnase Manouchian à l’initiative d’Auberfraternité, un collectif interreligieux fondé après les attentats de janvier 2015. Dès la première prise de parole, la question de la désolidarisation prend le pas sur cet après-midi de recueillement.

Au milieu de son discours en forme d’hommage, le prêtre qui s’exprime au nom de la communauté catholique demande aux musulmans « d’abolir certains versets violents du Coran ». Le rabbin qui prend la parole après lui – et fait l’amalgame entre arabes et musulmans – regrette que ces derniers ne condamnent pas davantage les attentats terroristes. « Je voudrais une grande marche des musulmans entre la place de la Nation et la place de la République, réclame-t-il, mais elle n’a pas lieu. » Et d’insister, alors que des voix s’élèvent en signe de protestation : « Je ne vois pas les musulmans prendre la parole à la télévision pour condamner les attaques barbares. » Les échanges se tendent, « on n’a pas besoin de ça », « on ne peut pas vous laisser dire ça », disent certains. D’autres quittent la salle.

Nécessité de se désolidariser

Chaque attentat terroriste suscite le même enchaînement de réactions. La succession d’attaques ignobles perpétrées cet été le montre une nouvelle fois. Il y a d’abord l’horreur, la tristesse, le deuil, puis les questions, la recherche d’explications, la colère parfois. Pour les Français de confession musulmane, le schéma est le même à un détail près. En plus de l’horreur, du deuil, des questions, s’ajoute la nécessité de se justifier. De se désolidariser des actes barbares commis par ceux qui disent agir au nom de leur religion.

« C’est plus sur la forme que c’est difficile à entendre », confie Lamine, la trentaine, venu au gymnase Manouchian car il a ressenti le besoin de se rassembler. Il juge les propos du rabbin « blessants ». Pour lui, les musulmans sont « doublement victimes » en cas d’attentat terroriste, à la fois comme Français et comme musulmans. Mais il estime qu’il est important de condamner le terrorisme qui veut « salir notre religion ».

Même discours chez Faryal, 28 ans, qui prend la parole au nom de l’association des musulmans d’Aubervilliers (AMA). « Nous le répétons ici, nous condamnons ces actes barbares au nom de tous les musulmans et de l’islam. (…) Vos joies sont les nôtres. Vos tristesses sont les nôtres », affirme-t-elle à la tribune. Elle est certaine que cette démarche est nécessaire, même si les amalgames entre musulmans et terroristes ne la laissent pas indifférente. « Les gens ont besoin de savoir que l’on condamne. Si ça peut contribuer à apaiser la situation, il faut le faire, peu importe si l’on se répète. »

Au départ timide ou peu relayée, une prise de position claire de la part des Français musulmans semble aujourd’hui faire l’unanimité. Dimanche, une quarantaine de Français de confession musulmane ont signé une tribune en ce sens dans le Journal du dimanche.

« Nous musulmans étions silencieux parce que nous avions appris qu’en France la religion était une affaire privée. Nous devons parler maintenant parce que l’islam est devenu une affaire publique et que la situation actuelle est intolérable. »

A Saint-Etienne-du-Rouvray, l’imam a tenu des propos allant dans le même sens pendant son prêche du vendredi : « Cet événement devrait laisser la place à un silence assourdissant. Mais je ne peux pas me taire, car alors peut-être que mon silence pourrait être interprété comme une forme de connivence. »

La religion est d’habitude une affaire privée

Pour Rachid Zairi, conseiller municipal à Aubervilliers et membre de l’AMA, il faut toutefois distinguer les représentants religieux des fidèles. C’est le rôle des premiers de s’exprimer selon lui. Demander directement aux seconds de le faire peut être vécu comme une frustration. « Quand ça prend la forme d’une obligation, surtout si c’est à la demande de responsables politiques, comme c’est le cas en ce moment, on fait le rapprochement trop simple entre la communauté musulmane et l’acte criminel. »

Il juge par ailleurs qu’il peut être compliqué pour les musulmans de mettre leur identité religieuse en avant. « Évidemment les musulmans se sentent concernés en tant que citoyens. Il peut y avoir une contradiction entre l’appel à l’intégration, le fait que la religion soit en France une affaire privée, et ces moments où il faut condamner les attentats d’abord en tant que musulmans. »

Une situation qui n’est pas perçue comme contradictoire par tous, selon l’association interreligieuse Coexister, pour qui les musulmans ne devraient pas avoir à se désolidariser des terroristes. Pour son fondateur Samuel Grzybowski, c’est une question de génération. « Pour la génération précédente, celle qui s’est installée en France et a joué le jeu de l’assimilation, ça peut être vécu comme une blessure. Mais pour les jeunes, pour les musulmans qui sont nés en France, ce sentiment n’est pas partagé. Eux sont au contraire demandeurs d’être reconnus à la fois en tant que Français et musulmans. »

Au gymnase Manouchian, la prise de parole fédératrice de l’ancien maire (PCF) d’Aubervilliers, Jack Ralite apaise les esprits. « J’en ai assez des différences qui sont indifférentes aux autres différences !, assène-t-il. A Aubervilliers, il y a une grande tradition de vivre-ensemble. Nous devons rester ensemble. » Son discours passionné est chaleureusement applaudi.

Rendez-vous est alors donné en septembre pour le prochain rassemblement interreligieux. Les discussions se poursuivent un moment autour d’un verre, l’occasion de faire se confronter les opinions divergentes. « Ça n’est pas une mauvaise chose que la colère aussi s’exprime », estime Rachid Zairi.