Dans la tête d’un bovin
Dans la tête d’un bovin
M le magazine du Monde
Le temps d’un été, « M » interroge notre rapport aux bêtes. Cette semaine, l’écrivain Vincent Message imagine les réflexions d’un bovin d’élevage sur les hommes qui, de la mise bas à la mise à mort, lui font subir autant de souffrances.
Le monde, apparemment, est un hangar de tôle. Nous y regardons des barrières qui nous empêchent de bouger.
Au commencement, pour amorcer le cycle, ils nous immobilisent et nous injectent un trait de sperme dans l’utérus. Quand les enfants sont là, ils nous les prennent, anémient et abattent les mâles, laissent grandir les femelles pour que le cycle continue.
Si nous sommes de la viande, ils nous tuent à 1 ou 2 ans, et si nous sommes du lait, ils nous tuent à 5 ans, quand nous ne leur servons plus à rien.
Ils disent que c’est grâce à eux que nous avons survécu jusque-là, que nous leur devons tout, abri, soins, nourriture, et que nous pouvons renoncer aux vingt ans d’existence que nous aurions sinon devant nous – offrir notre vie en échange. Ils appellent cela : donnant-donnant.
Ceux qui nous élèvent répètent qu’ils nous aiment. Est-ce qu’ils font ça pour se convaincre ? Pour se sauver aux yeux des autres ou à leurs propres yeux ? Il y a des gens, quand on les aime, qu’on veut voir vivre le plus longtemps possible – et d’autres gens qu’on aime, mais qu’on séquestre, qu’on tue. C’est de cette deuxième façon qu’on nous aime.
Ceux qui n’ont pas affaire à nous ne revendiquent pas tant d’affection, mais cela leur fait plaisir de manger notre chair et de porter sur leur corps la peau qui couvrait le nôtre. Ils préfèrent, cela dit, laisser d’autres nous l’arracher – car égorger et écorcher, même si ce n’est pas grave, ce n’est pas un métier pour eux. Les abattoirs sont là pour que les rigoles de sang ne coulent pas dans leurs rues. Les abattoirs se tiennent à l’écart – car mourir n’est pas propre, et les corps qu’on découpe donnent de mauvaises pensées.
Une vraie boucherie
Quand ils veulent insister sur une tragédie de leur histoire, montrer que c’était horrible, ils disent : nous avons été traités comme des bêtes. Il ne faut pas que ça se reproduise. Plus jamais ce cauchemar. Puis ils se mettent à avoir faim, ouvrent le frigo où ils conservent, soigneusement empaquetés, à basse température pour que cela ne sente pas, des morceaux de nos cadavres. Ils déplient le papier où perlent des gouttes de sang, regardent et se réjouissent.
Nous ne demandons pas grand-chose. Nous n’avons pas besoin, pour supporter la vie, des attraits et des raffinements sans lesquels ils se mettent à trouver qu’elle ne vaut pas la peine.
Il existe le soleil. Il existe les champs qu’on dévale dans des odeurs d’herbe mouillée ; le vent qui court ; et à défaut de vent, l’air qui est toujours là.
Il existe notre langage qu’ils refusent de comprendre et n’essayent pas de traduire, parce qu’ils le trouvent moins fin que le leur. Est-ce que notre langage suffit ? Il ne renverse pas les barrières, ne fait pas sauter les gonds. Mais si les portes s’ouvraient sur cet air qu’on dit libre, sur les bosquets peuplés d’oiseaux, et la vallée en bas, tout qui frémit, nous avons tendance à penser que ce langage suffirait à vivre.
Par Vincent Message. Photographies de l’Américan Brian Finke.
Défaite des maîtres et possesseurs, Vincent Message, coll. « Cadre rouge », éd. Seuil, 304 p., 18 €. Dans ce roman, l’auteur imagine un monde où l’homme subit les traitements qu’il inflige aux animaux.