Mort d’Adama Traoré : des zones d’ombre persistent
Mort d’Adama Traoré : des zones d’ombre persistent
Par Julia Pascual
Si des analyses montrent que le jeune homme mort lors de son interpellation avait une maladie cardiaque, les auditions des gendarmes font état de l’emploi d’une technique d’immobilisation dangereuse.
Marche blanche en mémoire d’Adama Traoré, le 22 juillet à Beaumont-sur-Oise. | THOMAS SAMSON / AFP
Un « syndrome asphyxique aspécifique ». Derrière une expression un peu barbare aux yeux du néophyte, la mort d’Adama Traoré a certainement trouvé son origine. L’homme de 24 ans, mort le 19 juillet à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise), lors de son interpellation par des gendarmes, a manqué d’oxygène. C’est ce que constatent les rapports des deux autopsies faites les 21 et 26 juillet et que Le Monde a pu consulter. Ces rapports ne disent cependant pas ce qui a provoqué l’asphyxie.
Adama Traoré a-t-il manqué d’oxygène parce qu’il souffrait d’une pathologie cardiaque ? A-t-il manqué d’oxygène parce que trois gendarmes l’ont plaqué au sol, en usant d’une technique dangereuse ? Est-ce la conjonction de sa maladie et de son immobilisation qui a précipité sa mort ?
Une instruction est en cours au tribunal de grande instance de Pontoise, qui vise à éclairer les circonstances de la mort. Mais « la famille d’Adama Traoré va déposer une plainte pour violence volontaire ayant entraîné la mort sans intention de la donner », fait savoir au Monde l’avocat Me Yassine Bouzrou.
Le premier rapport faisait bien état d’asphyxie
Pour Lassana Traoré, l’un des frères du jeune homme, les zones d’ombre sont trop nombreuses : « On est prêt à tout entendre à partir du moment où on nous dit la vérité. Mais alors que, dès la première autopsie, il est question d’asphyxie, le procureur n’en a jamais parlé. Pourquoi ? »
Yves Jannier, procureur de la République de Pontoise, distille les informations avec parcimonie. Après la mort d’Adama Traoré, plusieurs communes ont connu des nuits d’affrontement entre forces de l’ordre et jeunes. Dans ce contexte tendu, le parquet a rapidement semblé vouloir écarter la piste de la bavure. Le 21 juillet, le procureur déclarait ainsi à l’Agence France-Presse (AFP) qu’Adama Traoré « avait une infection très grave », « touchant plusieurs organes » ; il précisait que l’autopsie n’a pas relevé de « trace de violence significative ».
Il n’est alors pas question d’asphyxie, bien que le médecin légiste en fasse état. Son rapport signale aussi « des lésions d’allure infectieuse » au niveau du foie et des poumons, mais rien quant à leur supposée gravité. Au contraire, le médecin explique prudemment que des analyses supplémentaires sont « souhaitables ».
Communication sélective
A la demande de la famille, une seconde autopsie est faite le 26 juillet par l’institut médico-légal de Paris. Le 28 juillet, le procureur déclare encore à l’AFP que « la nouvelle expertise ne fait état d’aucune trace de violence susceptible d’expliquer le décès ».
En effet, le rapport d’autopsie décrit que les « lésions traumatiques très superficielles » n’ont joué aucun rôle dans le mécanisme de la mort. Mais, tout comme la première autopsie, celle-ci révèle plusieurs « abrasions » au niveau du front, du coude et de la main gauche, ainsi que de la poitrine.
Surtout, le procureur ne fait une fois de plus pas état « des manifestations asphyxiques » pourtant détaillées dans la seconde autopsie.
Comment expliquer cette communication sélective ? « J’ai fait état des éléments saillants des différents comptes rendus, se justifie M. Jannier au Monde. Je ne communique que pour fixer un certain nombre de points par rapport à des informations qui circulent. Or, depuis le début, la famille a indiqué qu’[Adama Traoré] avait fait l’objet de violence. »
M. Jannier insiste : « Je ne sais pas si l’asphyxie est la cause de la mort, tout ceci est assez fragmentaire. Si on avait une conclusion précise, on la communiquerait. »
Me Bouzrou n’est pas du même avis : « Nous allons faire une demande de dépaysement, compte tenu du fait que le procureur communique des éléments contraires aux constatations. »
L’avocat veut également sortir du ressort juridictionnel dans lequel travaillent les gendarmes qui ont interpellé Adama Traoré. Et dont l’attitude est précisée dans le cadre d’auditions et de procès-verbaux que Le Monde a pu consulter.
« A trois dessus pour le maîtriser »
Le 19 juillet à 17 h 15, à Beaumont-sur-Oise, des gendarmes ont d’abord interpellé le frère et la compagne du frère d’Adama Traoré dans le cadre d’une enquête sur une extorsion de fonds. Présent lors de la scène, Adama Traoré a pris la fuite. Un appel radio est alors passé, sollicitant des renforts pour le retrouver. Grâce à un signalement, trois gendarmes le localisent. Ils pénètrent alors dans l’appartement où Adama Traoré se cache. Un sous-officier présent explique que le jeune homme « résiste à son interpellation ». « Nous contrôlons avec le poids de notre corps l’homme afin de l’immobiliser », dit-il aussi. Un autre gendarme présent corrobore cette déclaration : « Il a commencé à se débattre et je lui ai fait une petite torsion de sa cheville gauche. Il a commencé à nous dire qu’il avait du mal à respirer. On se trouvait à trois dessus pour le maîtriser. » Ce même gendarme précise : « J’étais sur ses jambes. Mes deux autres collègues contrôlaient chacun un bras ». Cette technique correspond à un plaquage ventral. Dans un rapport paru en mars 2016, l’ONG française de défense des droits de l’homme Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) appelle à son interdiction car elle « entrave fortement les mouvements respiratoires et peut provoquer une asphyxie », un risque accentué par l’agitation dont peut faire preuve la personne interpellée lorsqu’elle suffoque et que les personnes renforcent la pression exercée sur elle. D’après l’ACAT, plusieurs morts ont été provoquées ces dernières années par cette technique.
Tel que le rapporte le sous-officier présent ce jour-là, Adama Traoré a bien signalé « avoir des difficultés à respirer ». Mais, au lieu d’appeler les secours, les trois gendarmes embarquent le jeune homme dans leur voiture et le conduisent à la gendarmerie, toute proche, pour « lui signifier sa garde à vue ». En y arrivant, Adama Traoré « s’assoupit et a comme une perte de connaissance », déclare un des gendarmes. « Quand on l’a sorti du véhicule, il était inconscient », confirme son collègue, qui explique aussi que, craignant qu’il simule, ils l’ont laissé menotté. Les secours sont dépêchés sur place, en vain. Le décès est déclaré peu après 19 heures.
Un examen plus poussé du cœur, dit « anatomopathologique », fait le 26 juillet, a permis de déceler une « cardiomyopathie hypertrophique » chez Adama Traoré, c’est-à-dire une maladie du cœur pouvant être « potentiellement la cause directe de la mort ». A ce stade, rien ne permet cependant d’en être certain. Cette maladie a pu provoquer un arrêt cardiaque puis l’asphyxie d’Adama. Mais elle peut aussi y être totalement étrangère. Elle peut encore expliquer une fragilité chez Adama Traoré, qui ne se serait pas révélée fatale si les gendarmes n’avaient pas plaqué le jeune homme au sol. Sa famille veut aujourd’hui obtenir des réponses. Dans un éditorial du 29 juillet consacré à cette affaire, le quotidien The New York Times met en garde : « Black lives matter in France, too ».