Deux mois après sa projection au Festival de Cannes, « Clash » de l’Egyptien Mohamed Diab a connu une sortie tourmentée au Caire, entre la pression des autorités et la déception d’une partie des révolutionnaires.

Le film revient sur les affrontements qui ont opposé, au lendemain du renversement du président Mohamed Morsi par l’armée, les Frères musulmans, partisans de celui-ci, et les soutiens des militaires. Cloîtré dans son petit appartement en périphérie du Caire, pour éviter le bruit fait autour du film et par sentiment d’insécurité, Mohamed Diab expose son point de vue sur ces polémiques et explique le message qu’il a voulu livrer avec ce second long-métrage.

Comment vous est venue l’idée d’aborder cette période de l’histoire récente de l’Egypte au cinéma ?

Mohamed Diab J’ai personnellement pris part à la révolution de 2011. Depuis cinq ans, je réfléchissais à la meilleure façon de la raconter. Mon frère Khaled [coauteur du scénario] a évoqué cette idée de policiers qui arrêtent la population au fil des manifestations. J’ai pensé que c’était une belle façon d’exprimer notre sentiment, pas seulement le mien ou celui de mon frère mais celui de toutes les composantes de la société, particulièrement durant cette période de l’été 2013 où les Egyptiens étaient divisés et que s’exprimaient différents points de vue dans la rue. Le plus dur a été de trouver les financements car tout le monde était effrayé par le thème du film.

Qu’avez-vous voulu raconter à travers ces personnages antagonistes, contraints de partager le petit espace d’un fourgon de police où ils sont enfermés après avoir été arrêtés ?

Mon film parle moins des politiques que de l’humain. C’est ce qui explique, à mon avis, qu’il ait eu une résonance internationale. Bien sûr, le contexte général est purement égyptien mais au-delà de la situation politique, Clash aborde des questions fondamentalement humaines et universelles : la haine de l’autre, le malentendu entre ceux qui pensent différemment, les besoins primaires que nous partageons tous. J’étais en Egypte à cette période mais n’ai pas participé aux manifestations étant personnellement opposé aux affrontements et à la violence, en l’occurrence entre les partisans des Frères musulmans et les soutiens de l’armée.

Vous n’avez pourtant pas échappé aux réactions politiques. Etait-il possible d’aborder ce thème si sensible en passant à côté de sa dimension politique ?

En Egypte, trois camps s’indignent à propos de ce film. Les soutiens du régime considèrent qu’on y trouve la pire représentation de la police ; les révolutionnaires estiment que je n’ai pas montré suffisamment de brutalité des forces de sécurité ; et les Frères musulmans regrettent la mauvaise image que je donne selon eux des islamistes.

Mais ce film n’est ni pour, ni contre un camp ou un autre. Il s’agit au contraire de coexistence. Mon but était d’humaniser tous les individus qui ont pris part aux événements, y compris la police. Ce film humanise les êtres et ridiculise leur hystérie collective. Il ne s’agit en aucun cas d’un documentaire où l’on compterait le nombre d’attaques perpétrées par les policiers d’un côté ou les islamistes de l’autre. Lors d’un affrontement, les gens voient l’ennemi comme le mal absolu et cesse de le considérer comme un être humain semblable à lui-même. On peut rapidement en venir à crier : tuez-les tous ! C’est le début de la guerre civile.

Mohamed Diab. | COURTESY OF MOHAMED DIAB

Les autorités vous ont tout de même contraint à choisir officiellement leur camp avec ce message diffusé au début du film que la censure vous a imposé : « Après la révolution du 30 juin, les Frères musulmans ont provoqué des affrontements sanglants pour empêcher la transition pacifique du pouvoir ». Quelle a été votre réaction face à cette décision ?

« Qu’y a-t-il de plus brutal que des policiers qui ignorent des personnes criant à l’aide? »

Evidemment, je hais ce message, je m’oppose à ce message. J’ai passé deux mois à lutter contre cette condition qui m’était imposée, en vain. Je n’ai obtenu l’autorisation de diffusion en Egypte que si ce message apparaissait au début du film. Et cette autorisation n’a été donnée que le jour même de la sortie du film… Le jour même ! En tant que cinéaste, je refuse de donner un point de vue politique comme celui-ci dans un film, en avertissant le public dès le début qu’untel est le gentil et untel est le méchant. Ce qui est hallucinant, c’est que, trois semaines avant la sortie, tous mes proches étaient persuadés qu’il n’avait aucune chance d’être diffusé en Egypte. Et maintenant qu’il est sorti, certains me reprochent de relayer la propagande d’Etat !

Quelles étaient, selon vous, les craintes des autorités au sujet de ce film ?

Une partie du régime actuel reste hostile à la valeur principale que je défends à travers ce film : la coexistence. Le seul fait de suggérer une telle idée les amène à penser que je me livre à de la propagande favorable aux Frères musulmans dans une sorte de conspiration fomentée par la confrérie. C’est ce qu’ils ont pensé. Quelques jours avant la sortie du film, les distributeurs ont voulu annuler les projections prévues. En Egypte, être favorable à une coexistence entre tous signifie que l’on est contre l’Etat. Le mot que le gouvernement déteste le plus c’est « musalaha », la réconciliation.

Une partie des opposants à ce gouvernement a également exprimé sa déception en estimant que votre film n’était pas assez révolutionnaire. Comprenez-vous cette déception ?

« Je n’ai jamais présenté mon film comme étant révolutionnaire. C’est une œuvre qui parle de l’humanité sans choisir de camp »

Je n’ai jamais présenté mon film comme étant révolutionnaire. Leur déception se comprend dans la mesure où le problème a commencé dès lors que les autorités et les soutiens du gouvernement n’ont cessé d’attaquer le film. Ce faisant, ils ont donné l’impression aux révolutionnaires que mon film était le leur. Ils sont venus au cinéma avec une mauvaise perception. A la fin, ils sont déçus parce que le film ne serait pas assez révolutionnaire. Est-ce que ce film est pour autant antirévolutionnaire ? C’est une œuvre qui parle de l’humanité sans choisir de camp.

On vous reproche surtout d’avoir minoré la brutalité de la police contre les manifestants. Pourquoi n’avoir pas montré davantage cette violence à l’écran ?

Qu’y a-t-il de plus violent que des policiers qui arrêtent des manifestants et les entassent dans des véhicules de ce type ? Qu’y a-t-il de plus brutal que des policiers qui ignorent des personnes criant à l’aide parce qu’elles suffoquent jusqu’à l’asphyxie ? Qu’y a-t-il de plus violent que des policiers qui tuent des manifestants sur la foule ? Je pense que les gens sont simplement déçus de ne pas voir exactement les images auxquelles ils s’attendaient.

Scène du film Clash de Mohamed Diab. | Pyramide Distribution

Durant cette période en Egypte, nombreux révolutionnaires ne soutenaient pas l’armée sans être des défenseurs des Frères musulmans. Quelle est leur place dans ce film ?

Leur place est la même que la mienne. Dans ce film, les deux personnages qui sont aussi idéalistes que moi sont le photographe et le journaliste américano-égyptien. Ils ne choisissent pas de camp et tentent de concilier tout le monde. Leur force réside dans le fait que, en dépit du contexte, il reste serein et rationnel et refuse de choisir la voie de la radicalité contrairement aux autres.

A côté des critiques, vous avez reçu un concert d’éloges, en particulier sur sa dimension artistique. Quelles ont été les conditions du tournage entre le huis clos du fourgon de police et les scènes de manifestations dans la rue ?

Dans les deux cas, ce fut un véritable défi, en particulier parce que tout a été filmé dans les conditions réelles. Dans le camion, ce fut difficilement techniquement de filmer dans un si petit espace, de diriger tant d’acteurs confinés. Mais je voulais que chacun ressente une sorte d’enfermement. Quant aux scènes tournées dans la rue, on peut presque parler de tentative de suicide parce que les passants auraient pu nous attaquer en pensant qu’il s’agissait de vraies manifestations.

Si vous deviez tourner le film de nouveau aujourd’hui, est-ce vous effectueriez certains changements ?

Si je devais refaire ce film, je ne changerais pas une seule seconde. La seule chose que je regrette reste cette phrase qui m’a été imposée par la censure. J’étais conscient dès le départ que je jetais mon propre nom sur le feu mais c’est exactement mes sentiments que j’ai exprimé dans ce film. Qu’est-ce que le cinéma sinon la mise en scène de la lutte des contraires, la mise en lumière des malentendus ? Certains révolutionnaires pensent qu’humaniser les policiers est un crime, les autorités considèrent qu’humaniser les islamistes est un crime. Si c’est le cas, je suis fier d’être un criminel.