Lauran, avocat des femmes
Lauran, avocat des femmes
Par Matteo Maillard (Sikasso (Mali), envoyé spécial)
Série : Un combat pour la vie (14). « Si l’on veut changer le statut de la femme, il faut sensibiliser les hommes. » Derrière son micro, Lauran se bat pour les femmes maliennes.
Durant les pauses musicales, Lauran en profite pour allumer une cigarette ou esquisser une dance des épaules. | Matteo Maillard
« Bonjour mes amies, c’est Lauran Jacques Coulibaly mais pour vous, chaque matin de 8 heures à 9 heures sur Radio Royale FM, je suis Laurence Jacqueline Coulibaly, avocate de la république des femmes », lâche-t-il dans un rire tonitruant. La voix bourdonne dans le taxi, voilée par le crissement des essieux. C’est jour de marché à Sikasso, ville au sud du Mali près de la frontière burkinabé. La vitre baissée, on entend les cris des commerçantes entrecoupés par la voix de Lauran qu’elles écoutent sur leurs transistors essoufflés.
Deux mois et 4 000 km de route le long de ce « combat pour la vie »: la santé maternelle et infantile en Afrique de l’Ouest. | Infographie "Le Monde"
Dans la région, ce timbre caverneux est connu de tous. « De toutes », précise Lauran en m’accueillant dans sa station de radio au premier étage d’un petit bâtiment attenant au marché. Un quatre pièces aménagé en studio avec cabine d’enregistrement. Sur une table en bois, un micro, une console de mixage 8 pistes et deux ordinateurs poussiéreux. « Quand vos ordinateurs vont à la casse en Europe, nous, on les récupère ici pour faire de la radio », lance-t-il amusé, les lunettes au bout du nez.
A la fois animateur, DJ et ingénieur son, Lauran est seul maître à bord. Cela fait 14 ans que ce colosse d’1,90 m anime une émission de débats sur les ondes maliennes consacrée exclusivement aux droits des femmes. Un sanctuaire dans lequel mères, filles et épouses « peuvent dire ce qu’elles n’ont pas le droit de dire dans leur famille, dans leur communauté, à leur mari, avance-t-il. Elles peuvent s’exprimer librement sur des sujets de société qui les concernent ».
Contraception, grossesses indésirées, mariages forcés, avortement. Chaque matin, il choisit son thème deux heures avant l’émission, en fonction de l’humeur et de l’actualité. « Depuis le temps, je connais mes sujets sur le bout des doigts. » Aujourd’hui : un époux polygame inégal entre ses deux femmes. Sikasso est, avec Kayes, la région du Mali la plus concernée par la polygamie selon une étude de l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone. En 2015, 51,7 % des femmes étaient en union polygame.
« Je pense que la polygamie est un ancien système qui ne peut jamais être équitable dans les faits », confie Lauran en coupant son micro. A l’antenne, s’il s’autorise toutes les critiques même sur des sujets sensibles, il le fait toujours avec précaution. « Je conteste la polygamie mais je ne propose pas la monogamie à la place, explique-t-il. Je n’en parle pas comme si je la défendais. Ça me placerait dans un contexte politique dangereux ». Il n’y a qu’un thème qu’il n’ose pas aborder : l’excision. « Car les intégristes viendraient brûler ma radio, souffle-t-il. Les wahhabites suivent toutes les émissions et mettent en garde les animateurs ».
« L’idéologie est pire que la drogue »
Depuis les années 1950, le Mali a vu l’arrivée progressive d’un sunnisme réformé, importé de la péninsule arabique par les marchands dioulas. Un islam rigoriste issu des courants wahhabite et salafiste qui a profité de la concurrence entre mouvements malikites ouest-africains pour s’implanter durablement dans la région. Le phénomène s’est amplifié dans les années 1980 à travers l’établissement d’écoles coraniques proches de ces courants qui s’opposent, parfois brutalement, à un islam local teinté de maraboutisme. Les tensions ont ainsi mené à des confrontations violentes. Comme ce jour de 1998 lorsque les wahhabites de Sikasso ont incendié la radio FM Horizon où Lauran travaillait.
Une animatrice de Radio Royale FM durant son émission. | Matteo Maillard
Il s’en rappelle avec précision. « Un prêcheur musulman très célèbre ici, avait une émission religieuse. Un matin, il a accusé avec virulence les wahhabites de voiler et d’enfermer leurs femmes pour aller voler celles des autres. Il les a insultés de fils de l’enfer. L’émission était à peine terminée qu’une centaine de wahhabites furieux ont débarqué dans les locaux avec machettes et gourdins. Ils cherchaient le prêcheur qui était déjà rentré chez lui. Ils m’ont menacé et à l’antenne ont appelé tous leurs frères à tuer le prêcheur dans sa maison. Puis ils ont mis le feu à la radio. Le prêcheur a réussi à échapper à la foule furieuse en se réfugiant dans une autre ville. Il a survécu à l’attaque mais est décédé le 11 septembre 2015 lors de l’effondrement de la grue à la Mecque. Ce fut le seul Malien tué dans l’accident. »
Radio FM Horizon n’a pas réchappé aux flammes. « Lors de la destruction du studio, un wahhabite s’est planté un truc dans le talon, se remémore Lauran. Il saignait beaucoup mais ça ne l’a pas du tout arrêté. Il avait une telle rage. C’est à ce moment que j’ai compris que l’idéologie était pire qu’une drogue. Elle pouvait effacer la douleur ». L’expérience n’a pas tari la verve de Lauran pour autant. Quelque temps plus tard, il a invité un wahhabite à débattre du voile avec ses auditrices. Furieux que des femmes puissent lui répondre à la radio, il s’en est allé avant la fin de l’émission.
Des champs de coton au combat féministe
Mains en battoirs sur le micro, Lauran se plaît à fustiger les mâles dominants, les chantres du patriarcat et les religieux misogynes. Pour se faciliter la tâche, il ne trie plus. Désormais, aucun homme n’est autorisé à intervenir. Ce qui ne les empêche pas d’essayer à chaque fois. Un appel s’affiche, il baisse la musique, décroche. La voix masculine prononce à peine deux mots que Lauran l’engueule : « j’ai dit je ne veux pas d’homme dans mon émission, sors ! » Et le type raccroche. « Les femmes n’ont jamais la place pour s’exprimer et eux veulent en plus leur prendre cette heure de liberté », s’exaspère-t-il.
A l’entrée de Sikasso, une statut rendant hommage aux femmes, ouvrières et ménagères. | Matteo Maillard
Un nouvel appel retentit. Lauran répond. C’est une femme, cette fois. Elle n’ose pas donner son nom. Se dit traitée injustement par son mari polygame. Il fait moins attention à elle car elle lui a donné moins d’enfants. « Trop souvent la femme est considérée comme un objet que tu utilises. Tu t’en sers, tu ne la sers pas, appuie Lauran. C’est un appareil productif pour les enfants et le travail ». Dans les régions rurales du Mali, les femmes sont souvent les ouvrières les plus acharnées. « Premières debout, dernières couchées », entonne-t-il.
Il en sait quelque chose. Avant de faire de la radio, Lauran travaillait dans l’industrie cotonnière, celle de Sikasso étant la plus importante du Mali. A la production, ce sont les femmes qui occupent les postes subalternes. De la récolte dans les champs de coton, à la transformation textile en passant par le déchargement, les tâches physiques leur sont déléguées. Les hommes s’occupent de la pesée et des opérations financières. « La femme est secondaire, soumise, rarement sollicitée pour ses initiatives ou ses opinions, témoigne Lauran. Je n’ai pas la force de changer ça mais en leur donnant la parole, je leur permets de partager leurs problèmes. Voir qu’elles ne sont pas seules. Je clashe les hommes pour leur attitude dégradante mais je clashe aussi les femmes adultères ou paresseuses ».
Un caractère affable bien qu’aiguisé qui lui a valu le surnom de « moussow kaloran », Lauran l’ami des femmes, en bambara. Lui se considère l’une d’entre elles. C’est pourquoi il se renomme Laurence une heure par jour. « Je me sens très féminin, très féministe aussi », confie-t-il débonnaire. Il est né il y a 52 ans à Bamako dans une famille de femmes. Sept frères et quinze sœurs du même père. « Etant l’aîné, ma mère me demandait sans cesse de m’occuper de mes sœurs. Je me suis très vite senti responsable d’elles. »
De sa station de radio, Lauran ne tire aucun salaire malgré sa position de directeur général. Les autres animateurs sont aussi bénévoles. Seuls les maigres revenus publicitaires leur font gagner quelque sous. S’il fait ce métier, c’est avant tout « par passion, par devoir même, martèle-t-il. Si l’on veut changer le statut de la femme, il faut sensibiliser les hommes. Ils ont peur qu’elles gagnent de l’argent et ne soient plus dépendantes d’eux. Alors il faut leur montrer qu’une femme libre et épanouie peut apporter plus à la famille ».
Pour contrer les hommes véhéments, Lauran n’a pas que son physique de portier et son timbre caverneux, il a d’abord les bonnes réponses. « Ma première émission sur l’avortement a duré une heure de plus à cause de débats très enflammés. C’est une pratique qui est toujours illégale au Mali. J’ai demandé aux auditeurs si dans le cas d’un viol, la femme pouvait avorter ? L’un m’a répondu que non, prétextant que l’homme sera puni dans l’au-delà pour sa faute. Je lui ai alors demandé pourquoi la femme devait toujours être la seule punie dans le présent. » L’homme a raccroché.
Le sommaire de notre série « Un combat pour la vie »
Voici, au fur et à mesure, la liste des reportages de notre série d’été à la rencontre des femmes du Sahel. Le voyage va nous mener du Sénégal aux rives du lac Tchad. En tout, 27 épisodes, publiés du 1er août au 2 septembre 2016.
Prochain épisode : Brigitte et Marceline, prostituées.
Cet article est un épisode de la série d’été du Monde Afrique, « Un combat pour la vie », qui va nous mener du Sénégal aux rives du lac Tchad, 4 000 km que notre reporter Matteo Maillard a parcourus entre avril et juin 2016.