Syrie : la ville de Manbij panse difficilement ses plaies
Syrie : la ville de Manbij panse difficilement ses plaies
Par Laure Stephan (Beyrouth, correspondance)
Plusieurs milliers de civils sont revenus dans le fief djihadiste désormais libéré. Mais la présence des mines et le climat de suspicion compliquent le retour à une vie normale.
Depuis que les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont pris le contrôle total de Manbij, vendredi 12 août, infligeant un revers majeur à l’organisation Etat islamique (EI), qui fit de cette ville du nord de la Syrie l’un de ses fiefs, plusieurs milliers d’habitants ont regagné les lieux.
La déroute des djihadistes, qui jusqu’à la dernière heure ont semé la terreur, a suscité la joie et le soulagement. Pendant près de deux ans et demi, l’EI a imposé ses règles drastiques aux habitants et commis de nombreux crimes dans cette ville située dans un corridor entre Rakka et la Turquie. Selon plusieurs témoignages, les recrues étrangères ont été particulièrement cruelles.
Syrie : à Manbij libéré, les habitants laissent éclater leur joie
Durée : 01:24
Malgré la fin des combats, de nombreux civils ne peuvent ou ne veulent rentrer à Manbij. Les habitants craignent que l’EI se venge en commettant des attentats-suicides. Les FDS ont dit, il y a quelques jours, traquer d’éventuelles cellules dormantes.
Craintes de pillages
La ville comptait près de 100 000 habitants jusqu’en 2011 : depuis, plusieurs vagues de départs ont eu lieu, spécialement lors de la bataille de Manbij lancée à la fin de mai par les FDS.
Bilal a par exemple réussi en juin à fuir la ville avec sa famille. Cela pour ne pas se retrouver au milieu des affrontements « entre Etat islamique et Kurdes [comme sont nommées les FDS par de nombreux habitants de Manbij, l’alliance étant soutenue par Washington et de facto dominée par la milice kurde des Unités de protection du peuple] » et des bombardements de la coalition internationale.
En tentant de rentrer à Manbij après le départ des forces de l’EI, il a été repoussé à un barrage des FDS, assure-t-il. Alors qu’il était aux portes de la ville le 15 août, l’accès lui a été refusé par les miliciens, qui, explique-t-il, ont invoqué le danger des mines. Bilal a insisté, il souhaitait vérifier que sa maison était toujours debout, et prendre quelques affaires. Les combattants lui ont affirmé que le quartier où elle se trouvait avait été détruit par les combats.
A Manbij, le 14 août. | DELIL SOULEIMAN / AFP
Les nouvelles qui lui parviennent par bribes de Manbij ne le rassurent pas : elles évoquent des pillages dans les maisons qui seraient commis par des hommes des FDS, venant s’ajouter aux vols et aux destructions dans des lieux civils par l’EI avant son départ.
Manque de vivres
Oum Firas, réfugiée dans un autre village de la région de Manbij, craint les mines dont les djihadistes ont truffé la ville. Une menace toujours très importante pour les habitants restés sur place pendant le siège, ou de retour : près de 50 000 engins explosifs auraient été disséminés par l’EI à Manbij et dans ses environs. Les FDS mènent les opérations de nettoyage, mais le travail est laborieux. Selon le Syrian Institute for Justice, une ONG sise en Turquie qui dispose de relais sur le terrain, les mines ont fait 26 morts entre le 12 août, date de la débâcle finale de l’EI à Manbij, et le 15 août.
Autre difficulté, souligne, depuis la Turquie, Ahmad Mohamad, natif de Manbij et membre du Syrian Institute for Justice : les vivres qui manquent.
« Les civils ont été pris au piège dans Manbij pendant deux mois à cause des opérations militaires. Ils manquaient de tout : nourriture, médicaments, lait pour bébé… Les FDS ont fait entrer des stocks, mais cela reste insuffisant. »
Dans un village au nord de Manbij, l’épouse de Bilal voit sa petite fille, née durant l’offensive dans des conditions extrêmes, pleurer la nuit à cause de la faim, et ne parvient pas à trouver de lait pour la nourrir.
Tensions avec les Kurdes
Un autre défi de taille guette Manbij : celui de la cohabitation entre les habitants et les nouveaux maîtres des lieux. Dans cette ville à majorité arabe, la présence des combattants kurdes est perçue avec méfiance. En moindre nombre, des combattants arabes font aussi partie des FDS, mais leur rôle est considéré comme marginal par les natifs de Manbij. Les habitants ont payé un lourd tribut à la bataille, qui a fait plus de 400 victimes civiles dans la ville et ses environs, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme, un chiffre sous-évalué selon des militants.
Les bombardements par les avions de la coalition internationale, notamment à Toukhar (au nord de Manbij), le 19 juillet, ont marqué les esprits. Balayant les démentis des FDS, des militants et des habitants continuent d’accuser les combattants kurdes d’avoir fourni à la coalition des coordonnées GPS erronées, par négligence ou de façon intentionnelle.
A ces accusations s’ajoute la peur que les Kurdes, qui contrôlent déjà une partie du nord de la Syrie le long de la frontière avec la Turquie, aient des visées expansionnistes sur Manbij. De façon plus immédiate, les habitants craignent des excès de zèle ou des règlements de compte de la part des FDS.
Un membre des Forces démocratiques syriennes contrôle des habitants rentrant à Manbij, le 14 août. | DELIL SOULEIMAN / AFP
Selon Oum Firas, une jeune fille et son père partis acheter des vivres n’ont pas réapparu depuis qu’ils ont été arrêtés il y a quelques jours à un barrage des FDS, près de son village, accusés sans fondement, dit-elle, d’être pro-EI. Des militants de l’opposition, persuadés que leur retour leur vaudrait d’être inquiétés par les FDS, préfèrent retarder leur arrivée.
« La joie de la libération est tempérée par le climat de suspicion qui règne à Manbij, assure Abdulaziz Al-Mashi, militant installé à Londres, mais dont la famille est encore sur place. Si les FDS maintiennent leurs combattants à l’intérieur de Manbij et ne transmettent pas l’administration aux autorités civiles, les tensions risquent de s’accroître. »