C’est l’histoire d’un projet tué dans l’œuf – tardivement, au moment d’éclore. Après neuf ans de travail, Pokémon Uranium, un jeu conçu par des fans de la série de jeux vidéo, a enfin vu le jour sur Internet le 7 août. Téléchargé par près d’un million et demi d’internautes en moins d’une semaine, selon ses deux développeurs brésiliens, surnommés JV et Twitch, Pokémon Uranium proposait une histoire inédite axée autour de personnages, de créatures et de fonctionnalités originales. Mais après une semaine d’exploitation, le 13 août, Nintendo a mis fin à ce projet.

A l’instar des jeux proposés par Nintendo, « Pokémon Uranium » propose aux utilisateurs de partir à la chasse aux mini-monstres. | Pokemon Uranium

L’équipe qui a travaillé toutes ces années pour la sortie de ce jeu a indiqué son intention de coopérer avec Nintendo, l’éditeur historique de Pokémon :

« De nombreuses plates-formes d’hébergement ont reçu des demandes de désactivation de la part des services juridiques de Nintendo Amérique. Nous comprenons que Nintendo se défende, aussi, nous ne fournirons plus de lien officiel pour télécharger le jeu depuis notre site. »

Surpris de la vitesse de réaction de Nintendo

Pokémon Uranium n’est pas le seul à avoir connu ce sort. Une semaine plus tôt, un remake de Metroid II : Return of Samus, un jeu de science-fiction sorti en 1992 sur Game Boy, était lui aussi supprimé. Ce projet, nommé AM2R, revisitait une aventure où une chasseuse de l’espace, Samus Aran, tue des pirates et des aliens sur différentes planètes.

Des joueurs ont testé le remake de « Metroid II » sur la plate-forme de streaming Twitch. | Capture Twitch

Mais quelques heures seulement ont suffi à Nintendo pour demander la désactivation des liens permettant de le télécharger. Une rapidité qui a surpris Milton Guasti, l’Argentin à l’origine du projet AM2R, comme il le confie au Monde :

« Je savais que Nintendo pouvait mettre un terme au projet à n’importe quel moment, mais j’ai été très surpris de voir la vitesse avec laquelle ils ont agi après le lancement du jeu. »

Le développeur sud-américain, également connu sous le pseudonyme DoctorM64, explique que le projet, né il y a près de neuf ans, n’était au départ qu’un passe-temps destiné à apprendre la programmation : « Après avoir posté des vidéos, plusieurs personnes ont souhaité m’aider. Le projet a pris davantage d’ampleur, porté par les encouragements de la communauté Metroid et bénéficiant du relais de plusieurs médias spécialisés. »

Graphistes, musiciens, hackeurs et testeurs se sont greffés autour d’AM2R et ont pu le terminer pour les trente ans de la sortie du premier jeu Metroid jusqu’à l’intervention de Nintendo.

Une législation à l’avantage de l’éditeur

Comme pour Pokémon Uranium, AM2R a rapidement été retiré, et ses développeurs n’ont guère pu s’y opposer. Le droit intellectuel, relativement harmonisé à l’international, est particulièrement protecteur vis-à-vis de l’éditeur du jeu original. « Il est propriétaire de tous les droits d’auteur relatifs à son jeu et peut interdire toute reprise d’éléments originaux. La jurisprudence entend cette originalité de façon très large, estimant qu’il s’agit de tout élément démontrant la personnalité de l’auteur (musiques, graphismes, etc.) », explique au Monde Viviane Gelles, avocate spécialisée dans les nouvelles technologies.

A l’instar de l’œuvre composite en droit français, le jeu de fan, ou fan game, doit son existence au jeu original. Par conséquent, les créateurs du fan game doivent obtenir une autorisation de l’éditeur pour le publier. C’est ce qu’a fait, dès le début de son projet, le développeur singapourien Seow Zong-hui, auteur de Street Fighter X Mega Man, l’un des très rares fan games édités par l’ayant droit de la franchise, en l’occurrence le japonais Capcom, qui l’a financé et a réalisé les opérations de marketing lors de sa sortie, en 2012. Plus récemment, Sega a confié à Christian Whitehead et Simon Thomley le développement d’un fan game autour de son célèbre hérisson bleu, Sonic, dont la sortie est prévue en 2017.

Street Fighter X Mega Man reveal trailer
Durée : 02:04

Jusqu’à trois ans d’emprisonnement

Sans cet accord, gare. Face à ce que l’éditeur considère comme une atteinte à ses droits de propriété intellectuelle, il se réserve le droit d’intervenir pour couper l’accès au programme parasite à la source. « Développeur et plates-formes de diffusion encourent des sanctions pénales (jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende) ou civiles (dommages et intérêts demandés par ayant droit) pour contrefaçon », résume l’avocate.

Ainsi, l’éditeur japonais Square Enix est intervenu à plusieurs reprises pour interrompre plusieurs projets autour de sa série Chrono, comme Chrono Resurrection. En 2011, le groupe Bomber Games a lancé un remake du jeu Streets of Rage, de Sega, qui a finalement ordonné le retrait du jeu après avoir donné son aval aux développeurs.

Plus compliqué, mais tout aussi révélateur du droit inaliénable de l’éditeur, le cas de The Silver Lining, un jeu d’aventure inspiré de la série King Quest. Vivendi a ordonné l’arrêt de l’exploitation du jeu par le groupe de fans Phoenix Online Studios, avant de changer d’avis devant le mécontentement massif des joueurs.

Puis en 2008, Activision, qui a récupéré la licence, a retiré l’autorisation accordée au jeu, avant de faire à nouveau marche arrière en 2010. L’ayant droit, fut-il changeant et girouette, est le seul décisionnaire. Et peut se permettre d’attendre les neuf années de gestation d’un projet pour lancer son action en justice, la contrefaçon, pour être constatée, ayant besoin que le jeu soit achevé et disponible.

Des initiatives de passionnés

Si les éditeurs craignent en premier lieu le parasitage et la perte de contrôle sur leurs franchises, la démarche de la plupart de ces amateurs est avant tout désintéressée. « Je pensais que Nintendo connaissait le projet et comprenait que son but était de redonner de l’intérêt à Metroid », explique Milton Guasti, à l’origine d’AM2R. La scène des jeux amateurs « Sonic », l’une des plus abondante, se nourrit d’ailleurs principalement du déclin de la série principale, pour y opposer des productions artisanales plus fidèles au souvenir que s’en font les joueurs – d’où le nom du logiciel de création conçu pour l’occasion : le « Retro Sonic Engine ».

Short Playthrough Sonic Nexus [Retro Sonic Engine!]
Durée : 08:34

D’une manière générale, la production amatrice, les emprunts intellectuels et les vols d’éléments graphiques sont aussi vieux que le jeu vidéo – on trouve dès 1982 trace de condamnation de clones de Pac-Man pour contrefaçon. L’industrie taïwanaise s’est spécialisée au début des années 1990 dans la production de bootlegs, des remakes sauvages sans autorisation, ayant notamment abouti à l’apparition, alors impensable, de Mario dans un jeu Sonic illégal.

La scène amateurs n’est pas en reste. Au Japon, les jeux indépendants autoédités, ou dôjin, n’hésitent pas à emprunter des personnages existants. En Occident, des logiciels comme Mugen encouragent, depuis la fin des années 1990, le mélange de combattants issus d’œuvres commerciales. La pratique devient pourtant illégale dès lors que l’utilisateur personnalise son fan game à partir d’éléments graphiques et sonores appartenant à un jeu officiel, comme les fréquents mix de Dragon Ball Z et Street Fighter.

Dragon Ball vs Street Fighter III M.U.G.E.N (Hi-Res) by Dbzsupakid - UPDATED
Durée : 02:27

Une interdiction des jeux rarement effective

« Si les éditeurs parviennent à agir efficacement contre un fan game, ils obtiennent la fin de son exploitation », estime Me Viviane Gelles. Mais ce n’est pas parce que le développeur décide de retirer le lien de son site que le jeu disparaît de la Toile… Les jeux, copiés, sont rapidement mis à disposition par d’autres internautes à d’autres endroits.

Les créateurs de Pokémon Uranium, par exemple, poursuivent le développement du jeu, notamment en corrigeant ses bugs. Des patchs de mises à jour sont déposés sur les forums où se réunissent les joueurs. Milton Guasti explique faire exactement la même chose pour le projet AM2R, arguant que les notifications de la part des services juridiques de Nintendo ne concernaient que les liens de téléchargement du jeu.

A ce jeu-là, les fan games survivent dans la clandestinité, pour le bonheur de passionnés heureux de tomber sur de véritables madeleines de Proust vidéo ludiques.