Recep Tayyip Erdogan engage l’armée turque dans le nord de la Syrie
Recep Tayyip Erdogan engage l’armée turque dans le nord de la Syrie
Par Marie Jégo (Istanbul, correspondante)
Ankara poursuit un double objectif : chasser l’organisation Etat islamique et empêcher les rebelles kurdes de constituer une région autonome à sa frontière sud.
Frappe de l’aviation turque sur la ville de Djarabulus, mercredi 24 août. | BULENT KILIC / AFP
A l’issue d’une offensive éclair, mercredi 24 août, quelques milliers de rebelles syriens soutenus par des F16 et des chars turcs sont parvenus à prendre aux djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI) la ville syrienne de Djarabulus, à l’ouest de l’Euphrate, non loin de la frontière turco-syrienne.
Il s’agissait de « mettre un terme » à l’instabilité sur la frontière turque, de viser non seulement l’EI mais aussi les milices kurdes. « La Turquie ne tolérera aucun fait accompli en Syrie », a expliqué, mercredi, le président Recep Tayyip Erdogan.
Couverts depuis les airs par la coalition anti-EI menée par les Etats-Unis, les rebelles n’ont pas eu de mal à établir leur contrôle sur la ville. En début de soirée, des photos de combattants posant dans le centre-ville déserté de Djarabulus commençaient à circuler sur les réseaux sociaux.
Visiblement, la conquête de cette ville stratégique, dernier point de contact du « califat » avec le monde extérieur, a été rapide, la plupart des djihadistes ayant pris la fuite vers Al-Bab, un autre bastion de l’EI au sud-ouest, avant l’arrivée des combattants. L’opération a causé la mort d’un rebelle syrien.
Soutenue par la coalition internationale, l’incursion de l’armée turque marque un nouveau tournant dans la guerre en Syrie. Baptisée « Bouclier de l’Euphrate », elle a pour cible non seulement l’EI, mais aussi les combattants kurdes des unités de protection du peuple (YPG), le bras armé du Parti de l’union démocratique (PYD), affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, séparatiste), en guerre contre Ankara depuis 1984. Selon un officiel turc, l’opération vise à « sécuriser la frontière turque », à « aider la coalition anti-EI » ainsi qu’à « créer une zone libérée des terroristes au nord de la Syrie ».
Soutien sans faille de Washington
Les djihadistes de l’EI et les milices kurdes sont mises sur un même plan par les autorités turques. Ankara est bien décidé à empêcher la jonction des trois régions kurdes de Syrie (Afrin à l’ouest, Kobané et Djazira à l’est) que le PYD brûle de voir émerger en une seule région autonome kurde aux portes de la Turquie. Fort du soutien américain (frappes aériennes, armes, conseillers), à la pointe du combat contre l’EI, les Kurdes syriens se sont d’ores et déjà rendus maîtres d’une bande de 400 kilomètres à l’est, le long de la frontière turque, depuis l’Irak jusqu’à Kobané. Pour la Turquie, il est impensable que les 90 kilomètres restant, de Djarabulus à Afrin, puissent tomber aux mains des « cousins » du PKK.
Epine dans le pied de la relation turco-américaine, la question du soutien de Washington aux milices kurdes de Syrie a dominé la visite du vice-président américain Joe Biden, arrivé mercredi à Ankara, quelques heures après le lancement de l’offensive sur Djarabulus. Le soutien de Washington à la Turquie est sans faille. « Nous voulons aider les Turcs à débarrasser la frontière de l’EI », a-t-il déclaré sitôt arrivé, précisant qu’il y avait des conseillers américains au sein de la cellule de planification de l’offensive.
Soucieux de ménager le partenaire turc, allié incontournable au sein de l’OTAN, M. Biden a lancé un avertissement aux milices kurdes, les sommant de se retirer sur la rive orientale de l’Euphrate, faute de quoi « elles ne pourront en aucune circonstance recevoir le soutien américain ».
« Les milices YPG doivent se retirer à l’est de l’Euphrate. Si elles ne le font pas, nous ferons tout ce qui est nécessaire pour »,
a renchéri, mercredi matin, Mesut Cavusoglu, le ministre turc des affaires étrangères. Comme Manbij, ville syrienne située à 30 kilomètres au sud de Djarabalus, est située à l’ouest de l’Euphrate, les Kurdes syriens devront s’en retirer.
Incursion « rapide » ou longue opération ?
Un char de l’armée turque pénètre en Syrie, mercredi 24 août. | BULENT KILIC / AFP
Lorsque les milices kurdes, associées à des combattants arabes au sein des Forces démocratiques syriennes (FDS), avaient lancé leur offensive sur Manbij, les Américains avaient promis aux Turcs que les Kurdes se retireraient sur la rive est de l’Euphrate après la conquête. Manbij a finalement été prise à l’EI le 12 août, mais les YPG ne se sont pas retirés. Un « Conseil militaire de Djarabulus » a même été créé au sein des FDS afin de préparer l’offensive sur la ville. Son chef, Abdulsattar Al-Kadiri, a été assassiné dans le nord de la Syrie mardi 23 août.
Depuis, les officiels du PYD ont pointé du doigt les services turcs, lesquels nient être pour quoi que ce soit dans cet assassinat. Ulcéré par l’offensive sur Djarabulus, Salih Muslim, le chef du PYD, a promis sur son compte Twitter que la Turquie serait « défaite comme Daech [acronyme arabe de l’EI] » dans le « bourbier syrien ».
Jusqu’où ira l’armée turque en Syrie ? S’agit-il d’une incursion « rapide », comme l’a affirmé le vice-premier ministre Numan Kurtulmus, ou d’une opération de longue durée ? L’éventualité d’une confrontation directe turco-kurde en Syrie ne risque-t-elle pas de porter un coup fatal à la stratégie américaine contre l’EI ?
Une chose est sûre, les Turcs ne s’arrêteront pas à Djarabulus. Leur objectif est de réaliser « la zone de sécurité » qu’ils réclament en vain à la communauté internationale depuis longtemps. Il est question que la portion de territoire allant de Marea à Djarabulus soit placée sous le contrôle de la rébellion syrienne soutenue par Ankara. Non content d’être une zone tampon entre les Kurdes d’Afrin et ceux de Kobané, l’endroit pourrait abriter les réfugiés syriens que la Turquie, terre de refuge pour 3 millions d’entre eux, n’a plus les moyens d’accueillir.
« Créer une zone de sécurité »
« La proposition turque de créer une zone de sécurité devrait être reconsidérée par la communauté internationale », a expliqué, mardi, M. Kurtulmus dans un entretien accordé à la chaîne de télévision NTV. Selon lui, il serait « naturel » que le président syrien, Bachar Al-Assad, trouve sa place à la table des négociations en vue d’une transition en Syrie.
Les priorités turques ont changé. Longtemps réclamé par Ankara, le départ du tyran de Damas est devenu secondaire, l’objectif numéro un étant d’empêcher à tout prix l’émergence d’une région autonome kurde le long de la frontière turque. Ce changement de stratégie a permis aux Turcs de réchauffer leurs relations avec la Russie et l’Iran, principaux soutiens du régime de Damas.
Sans leur aval, la Turquie ne se serait pas risquée à mettre un pied en Syrie. Témoin des tractations régionales qui ont lieu en ce moment, des représentants des pays voisins, notamment le président du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, et Hossein Jaberi Ansari, vice-ministre des affaires étrangères iranien, se trouvaient à Ankara mardi. Selon la presse turque, des responsables des services turcs de renseignements (MIT) se sont rendus la semaine dernière à Damas pour informer le régime des détails de l’opération sur Djarabulus.