Christian Lequesne, professeur à Sciences Po

L’ouverture à Paris de la « semaine des ambassadeurs », est l’occasion de revenir sur une dimension de la pratique diplomatique, souvent vilipendée par le sens commun et peu étudiée par les sciences sociales : le repas.

En général, les anthropologues ont bien analysé la relation entre le repas et la création d’empathie dans les sociétés humaines. Dans sa magistrale étude sur le festin, Martin Jones, professeur d’archéologie à Cambridge, démontre qu’aucune autre espèce vivante que celle des hommes n’a été disposée à partager de la nourriture avec un inconnu. Dans Le Cru et le Cuit (Plon, 1964), Claude Lévi-Strauss distingue pour sa part deux types de nourriture dans les sociétés humaines : l’endo-cuisine que l’homme partage avec ses intimes et l’exo-cuisine qu’il pratique dans le but de tisser un lien avec des étrangers.

La diplomatie étant une activité qui vise à réduire les altérités par la médiation, les ambassadeurs pratiquent beaucoup l’exo-cuisine. Dans le cas français, le repas fait appel à un imaginaire supplémentaire : celui du pays de Brillat-Savarin qui, dans ce domaine comme dans d’autres, doit tenir son rang (terme prisé par les diplomates).

Faire passer un message

Les ambassadeurs vivent ainsi les repas comme une pratique professionnelle obligatoire. Comme le souligne cet ancien ambassadeur de France en Russie, « Les repas sont un moyen d’entrer dans le système d’un pays (…) Il est nécessaire que les jeunes diplomates apprennent à les organiser ».

Le repas réussi est celui où la convivialité permet de faire passer un message en donnant l’impression de s’être extrait le plus possible du formalisme. C’est du reste ainsi que Geoffrey Berridge, politiste britannique, définit la diplomatie publique, que l’on préfère appeler en France la diplomatie d’influence. Le diplomate apprend à susciter cette informalité. Comme dans tout jeu social, cela nécessite de maîtriser des codes de comportement, ceux-là même que l’extérieur assimile souvent à de la mondanité.

Certains ambassadeurs utilisent les repas d’une manière stratégique en variant les invitations. D’autres choisissent la facilité en invitant à l’ambassade le même cercle d’habitués. Tout dépend de la nature du régime politique.

Dans un pays démocratique, l’ambassadeur invitera plus que dans un pays autoritaire où son rôle consistera davantage à décrypter qu’à représenter. Le facteur linguistique – vecteur de communication – joue un rôle non négligeable dans un repas diplomatique.

Si l’ambassadeur maîtrise la langue de son pays de résidence, ce qui n’est pas toujours le cas, il créera plus facilement de l’empathie que s’il ne la parle pas. En France, l’époque où les ambassadeurs n’invitaient que les « francophones de service », constituant un groupe d’intérêt autour de l’ambassade, tend à se réduire.

L’importance conférée à la langue

L’anglais n’y est cependant pas aussi toléré dans les repas que dans les ambassades d’Allemagne ou des Pays-Bas. Au début des années 2000, un numéro deux d’une ambassade située dans un pays d’Europe refusait que l’anglais soit utilisé dans l’enceinte de l’ambassade et de la résidence.

L’importance conférée à la langue reste une caractéristique idéologique de la pratique des diplomates français. L’explication tient au fait que le français a perdu son statut de langue universelle au profit de l’anglais alors que, pour les diplomates en particulier, le français fut longtemps la langue de référence de leur métier. Le recul du français est donc vécu comme un renoncement à l’expression de la puissance.

Dans les régimes totalitaires, un repas à l’ambassade peut être un message politique à l’égard des autorités du pays hôte. En décembre 1988, Jacques Humann, ambassadeur de France en Tchécoslovaquie, et en janvier 1989, Bertrand de Lataillade, ambassadeur de France en Bulgarie, sont ainsi invités à organiser, lors des visites du président de la République, François Mitterrand, des petits-déjeuners à la résidence autour des principaux dissidents au communisme.

Dans ces circonstances, le repas se transforme en un signal de défiance diplomatique. Ceci explique que les régimes autoritaires surveillent les invités qui sont conviés aux repas d’ambassades. Yves Aubin de la Messuzière, ambassadeur de France à Tunis de 2002 à 2005, se souvient du policier posté à l’entrée de sa résidence de La Marsa pour contrôler les identités de ses invités, un soir où il avait convié à dîner un certain nombre d’opposants au président Ben Ali.

Mesurer l’influence

La nourriture peut enfin devenir le symbole d’une crise diplomatique. C’est ce qui arrive en 2003 aux Etats-Unis après que le président Jacques Chirac a refusé de se joindre à la coalition menée par Washington en Irak.

Les cafétérias de la Chambre des représentants des Etats-Unis décident de changer le nom des French fries (frites françaises) en freedom fries (frites de la liberté), en appui à une mobilisation populaire contre la France.

Il incombe à l’ambassadeur de France, Jean-David Lévitte de multiplier les adresses dans la presse, allant jusqu’à rédiger une lettre ouverte dans le Washington Post, mais aussi de beaucoup inviter à la résidence alors que le célèbre présentateur de la chaîne conservatrice Fox News, Bill O’Reilly, invite le public à lui adresser des lettres d’insulte.

Aucun critère quantitatif ne permet de mesurer l’efficacité du repas en diplomatie. Dans des sociétés managériales qui aiment tout mesurer à l’aide d’indicateurs de performance, compter le nombre de repas organisés par une ambassade pour en mesurer l’influence est une tentation de toutes les administrations diplomatiques. Ceci n’a aucun sens. Et ce qui est vrai des repas l’est de la pratique diplomatique en général : créer de l’empathie par le relationnel appartient à un registre dont l’évaluation restera toujours purement qualitative.

Christian Lequesne publiera en janvier 2017 un livre issu d’une recherche de terrain sur les diplomates français, intitulée Ethnographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français (Presses du CNRS).