Comment l’application Telegram a tout fait pour se mettre hors de portée des Etats
Comment l’application Telegram a tout fait pour se mettre hors de portée des Etats
Par Florent Bascoul, Martin Untersinger
Depuis sa création, l’application de messagerie a tout fait pour se mettre à l’abri des Etats, que ce soit en matière fiscale ou judiciaire.
Un jour d’avril 2013, une escouade de policiers russes se présente devant la porte de l’appartement pétersbourgeois de Pavel Durov, jeune entrepreneur russe, fondateur et dirigeant du plus grand réseau social européen, Vkontakte. Officiellement, ils cherchent à en savoir plus sur une altercation avec un policier dans laquelle M. Durov est soupçonné d’être impliqué.
Mais quatre mois auparavant, alors que le Kremlin tentait d’accroître son contrôle des réseaux sociaux, M. Durov avait refusé de fournir au FSB, les services russes de renseignement, des informations sur des manifestants anti-Poutine. Cherchant ouvertement la confrontation, il avait même posté sur Twitter une copie de la lettre des autorités, accompagnée d’une photographie d’un chien encapuchonné et langue pendante, l’emblème de Vkontakte.
Les autorités françaises se retrouvent aujourd’hui confrontées au même problème de l’accès aux données avec Telegram, l’application de messagerie créée et dirigée par Pavel Durov. Très prisée des djihadistes, elle intéresse de près les enquêteurs français : « Aujourd’hui, Telegram ne fournit aucune information. Et je ne sais pas si les choses peuvent évoluer », a expliqué le procureur de Paris, François Molins, en marge de l’interview qu’il a accordée au Monde le 2 septembre.
Bernard Cazeneuve, le ministre de l’intérieur, s’est quant à lui désolé que ses services ne disposent « d’aucun interlocuteur » chez Telegram, lors d’une conférence de presse conjointe avec Thomas de Maizière, son homologue allemand.
Aucune réquisition judiciaire n’a en effet été envoyée à Telegram faute d’adresse, selon le parquet de Paris. « Nous avons révélé exactement zéro octet de données concernant nos utilisateurs depuis notre lancement », expliquait le porte-parole de l’application, en mai.
Echaudé par son bras de fer avec les autorités russes, Pavel Durov, qui n’a pas donné suite à nos multiples demandes d’entretien, n’a pas ménagé ses efforts pour mettre son application hors de portée des réclamations étatiques, qu’elles soient judiciaires ou fiscales.
Un libertarien convaincu
L’architecture technique de la messagerie instantanée doit beaucoup à son mathématicien de frère, Nikolaï, mais Pavel Durov est la tête pensante de l’entreprise. Il fait partie de cette génération de trentenaires, vivant à San Francisco, à Paris ou à Londres, créateurs de start-up et allergiques à l’Etat.
Pavel Durov, créateur de Telegram. | Steve Jennings / AFP
Lorsqu’il se met à la recherche d’un pays pour accueillir son dernier projet, Telegram, il avertit, sur Facebook : « Nous n’aimons pas les bureaucraties, les polices d’Etat, les gouvernements, les guerres, le socialisme et le trop-plein de lois. Le pays doit nous permettre de développer nos projets en respectant notre vie privée et notre liberté d’expression. » Dans une interview au Financial Times, à l’été 2015, il se fait nostalgique du « paradis pour libertarien » qu’était l’Internet russe en 2006.
« Après le raid contre son logement (…) M. Durov a cherché à ne pas apparaître comme le propriétaire de Telegram. Il a décidé que l’entreprise et ses actifs devaient être répartis dans plusieurs entités, situées dans des juridictions différentes », résument ses avocats dans une plainte déposée aux Etats-Unis en 2014 visant ses anciens associés.
En coulisses, dès 2012, M. Durov réfléchit donc à l’architecture légale la plus protectrice pour ses activités. A l’époque, son principal souci est celui de nombreuses autres entreprises : payer le moins d’impôts possible. Dans un courriel, l’un de ses associés lui explique à cette fin les mérites du « sandwich hollandais », une technique d’optimisation fiscale bien connue des géants du numérique. Cette « niche fiscale » permettra « de transférer de manière sécurisée les profits dans une île aux Caraïbes, cachés des fiscs du monde entier », idéal pour fonctionner « dans un pays où le gouvernement pourrait imaginer de nouvelles méthodes pour voler les profits des entreprises ».
Un an plus tard, dans un courriel daté du 9 mai, le projet se précise : un autre associé propose à M. Durov d’immatriculer une société dans le Delaware. Les lois locales, qui font de cet état américain un paradis fiscal, permettront de dissimuler toute « connexion avec une autre personne ou entreprise » et d’assurer « l’anonymat » de l’équipe de Telegram.
Un mois plus tard, ce même associé finalise l’ébauche de structure : si les profits issus de l’application – cette dernière est actuellement gratuite et les fonds nécessaires à son fonctionnement proviennent de la poche de M. Durov – sont collectés par cette coquille vide au Delaware et transférés en l’échange d’une petite commission à une société au Belize ou au Panama, le taux d’imposition aux Etats-Unis peut être ramené à 0,003 % du chiffre d’affaires.
Des sociétés écran
Actuellement, c’est bien une société immatriculée dans le Delaware, Telegram LLC, qui distribue l’application sur l’Apple Store.
Sur le Google Play Store, l’application est au nom de Telegram Messenger LLP. Cette société, immatriculée en Grande-Bretagne et domiciliée à Londres, dans un petit immeuble en brique dans le quartier de Covent Garden, à deux pas de la Royal Opera House, est détenue à parts égales par deux autres sociétés. La première, Telegraph Inc., est domiciliée au Belize, à une adresse qui apparaît d’ailleurs dans l’affaire des Panama Papers ; la seconde, Dogged Labs Ltd, émarge aux îles vierges britanniques – selon les documents du greffe britannique des sociétés, M. Durov en est son « managing partner ».
Une quatrième société, immatriculée dans l’Etat de New York, Digital Fortress LLC, s’est chargée de contracter des prestations d’hébergement informatique, avec des fonds fournis par Dogged Labs Ltd.
L’avantage de ce millefeuille juridique ? « Les autorités étatiques ne disposent pas de véritable moyen de coercition sur une société qui est établie dans plusieurs Etats et dont les actionnaires et les serveurs sont disséminés dans le monde entier, explique François Buthiau, avocat spécialisé en droit international pénal. Cette complexification des systèmes ne va pas dans le sens de la coopération avec les autorités judiciaires. »
Une équipe au lieu de travail incertain
Par ailleurs, il est difficile de savoir où est physiquement basée l’équipe de Telegram, composée, selon plusieurs sources concordantes, d’une quinzaine de personnes seulement. Selon un ancien employé, l’essentiel de l’équipe travaille depuis l’immeuble Singer, à Saint-Pétersbourg. Sur les réseaux sociaux, plusieurs employés semblent en effet passer beaucoup de temps dans la deuxième ville de Russie.
Mais Pavel Durov et d’autres membres de Telegram sillonnent le monde et l’Europe, comme l’attestent leurs comptes sur les réseaux sociaux, se coordonnant avec leurs collègues par vidéoconférence. Selon un sous-traitant régulier de l’entreprise, l’équipe ne passe que très peu de temps à Saint-Pétersbourg. Cet été, une bonne partie de cette dernière s’est réunie au bord d’un lac Finlandais. M. Durov s’est d’ailleurs vanté à plusieurs reprises de n’avoir pas de résidence fixe.
Un temps, Telegram a fait courir le bruit d’une relocalisation à Berlin, ville prisée par les sociétés du numérique faisant, comme Telegram, de la protection des données personnelles un argument marketing. Pourtant, nulle trace d’une entreprise au nom de Telegram (ou de l’une de ses sociétés écran) au registre allemand des entreprises. Le site allemand Günderszene, spécialisé dans les nouvelles technologies, a tenté de retrouver la trace de l’application dans la capitale allemande : sans succès.
Les serveurs permettant de faire fonctionner l’application semblent tout aussi difficiles à localiser. Avant le lancement public de l’application, Pavel Durov et ses associés ont évalué toutes les options pour héberger leurs systèmes. Leur préférence semblait alors aller aux Etats-Unis : « Aussi inefficace que puisse être le gouvernement américain, écrit l’un des associés de M. Durov, il est très stable, dans la mesure où il ne va pas disparaître du jour au lendemain et que le concept de liberté va y subsister un bon moment. »
« Telegram n’a pas de serveur centralisé, explique aujourd’hui au Monde Igor, le principal développeur de l’application, qui ne veut pas que son nom de famille soit cité. Notre infrastructure est répartie sur plusieurs points de la planète, pour des raisons de vitesse et de sécurité. »
Vers une réforme du droit ?
Comment les autorités françaises comptent-elles faire de cette nébuleuse application un interlocuteur pour leurs enquêtes ? « On a dans le code des postes et télécommunications électroniques un article qui définit la notion d’opérateur électronique. Il comprend un certain nombre d’obligations et de possibilités d’interception des données par la puissance publique. Aujourd’hui, des fournisseurs de logiciels électroniques, comme WhatsApp ou Telegram, ne se déclarent pas comme opérateurs électroniques et du coup échappent à ces obligations. », explique François Molins, toujours en marge de son entretien du 2 septembre au Monde.
Cette idée est également en germe au ministère de l’intérieur français et à la Commission européenne, qui aimeraient que certaines applications soient considérées comme des « opérateurs ». Cette lourde évolution législative, visant à imposer à des applications comme Telegram la possibilité d’écoutes et de déchiffrement des données, constituera vraisemblablement le nouveau front de la lutte antiterroriste.