LA LISTE DE NOS ENVIES

Cette semaine, on revêt sa panoplie d’aventurier cinéphile pour se perdre – tout en gardant le sourire – dans les méandres de la vie sentimentale d’une avocate interprétée par Virginie Efira, pour (re)découvrir l’un des secrets les mieux gardés du cinéma américain, pour accompagner des militants égyptiens broyés par la répression post-Morsi et pour parcourir le Vieux Continent rêvé par Michael Moore.

GRANDEUR ET SOLITUDE DE LA FEMME MODERNE : « Victoria », de Justine Triet

VICTORIA Bande Annonce (Virginie Efira - 2016)
Durée : 03:26

Festival de Cannes 2013. Une nouvelle génération s’annonce. Grandie dans le marasme économique, dopée à la débrouille, fleur bleue gorgée de sève noire, elle a poussé telle une mauvaise herbe sur le champ d’honneur de l’industrie du cinéma français. Parmi elle, Justine Triet, auteure d’une Bataille de Solférino débraillée et croustillante.

Trois ans plus tard, Victoria, son deuxième long-métrage, surprend pour le moins, eu égard à la rage burlesque du précédent. Cette comédie sentimentale précise et lustrée, épingle la spirale dépressive de Victoria Spik, interprétée par la délicieuse Virgine Efira. Avocate redoutée sur le versant social, Victoria ressemble sur son versant intime à un tas de cendres fumantes. L’action consiste ici à ensevelir la première sous la seconde, selon un faisceau de circonstances qui nous mènera – avec le sourire – du lamentable au tragique.

Car tout va de mal en pis pour Victoria, la hauteur et la longueur de cette chute conditionnant, comme dans toute comédie dépressive qui se respecte, le plaisir trouble du spectateur à voir l’objet de son identification tomber : du degré zéro de la satisfaction sexuelle à la cinglante humiliation professionnelle, en passant par la malchance insigne d’être assise, lors d’une soirée, précisément à côté du type qui vous explique le Big Bang de long en large, alors que vous rêvez de l’éprouver, point à la ligne…

Si de nombreuses passerelles relient ce film au précédent (grandeur et solitude de la femme moderne, goût du saugrenu dont témoignent les scènes animalières), la manière discrètement folâtre et délibérément sous-exposée qu’il a de progresser jusqu’à son terme témoigne d’une profonde mutation dans la manière de faire de la cinéaste. Au point qu’on se demande en se levant de son fauteuil s’il s’agit bien de la même personne. Jacques Mandelbaum

« Victoria », film français de Justine Triet avec Virginie Efira, Vincent Lacoste, Melvil Poupaud, Laurent Poitrenaux (1 h 37).

À L’ORIGINE DU FANTASTIQUE MODERNE : « L’Autre » (1972), de Robert Mulligan

L'Autre (The Other) - Extrait La Fourche HD VOST
Durée : 02:19

L’Autre (1972) est l’un des secrets les mieux gardés du cinéma américain : un film méconnu dont l’influence a infiltré jusqu’aux soubassements du fantastique moderne (du Sixième Sens, de M. Night Shyamalan, à Insidious, de James Wan). Son réalisateur Robert Mulligan (1925-2008) appartient à cette génération de cinéastes qui s’est formée à la télévision avant de rejoindre les studios hollywoodiens. Plus réservé que ses pairs, Mulligan ne s’est jamais fait remarquer par un style reconnaissable, mais par la voix singulière qui sourd de ses personnages – des êtres généralement introvertis, captifs de leur sensibilité.

Après avoir rencontré de remarquables succès (Du silence et des ombres, 1962 ; Un été 42, 1971), L’Autre inaugure la pente déclinante de sa carrière, marquée par les échecs commerciaux et une incompréhension tenace. Situé dans l’Amérique rurale des années 1930, ce splendide conte gothique adapté d’un roman de Thomas Tryon (ex-acteur reconverti dans l’écriture), se déroule entre quelques maisons d’un bourg perdu au milieu des champs, terrain de jeu de Niles et Holland Perry, deux frères jumeaux inséparables. Mais, sous l’intense rayonnement de la lumière d’été, qui fait macérer les couleurs dans un éclat nauséeux (magnifique photographie de Robert Surtees), une étrange série de décès et d’accidents semblent jalonner leurs faits et gestes.

Car le petit Niles a un secret : une intuition hors du commun qui lui permet d’entrevoir le royaume des morts. L’audace de Mulligan, c’est d’avoir rapporté l’ensemble du récit à la subjectivité chancelante du jeune Niles. Bien plus que la simple étude d’un cas de schizophrénie morbide, L’Autre fait de l’enfance, du moins de son image idyllique et figée, le portail maléfique à partir duquel la hantise de la mort se projette sur le vivant. Mathieu Macheret

« L’Autre », film américain de Robert Mulligan (1972) avec Chris Udvarnoky, Martin Udvarnoky, Uta Hagen, Diana Muldaur (1 h 48). 1 DVD Blu-Ray + 1 livret, Wild Side.

DANS LA TOUFFEUR DU PANIER À SALADE : « Clash », de Mohamed Diab

Clash - Bande-annonce VOST
Durée : 01:41

Auteur des Femmes du bus 678, film qui dénonçait la brutalité sexiste de la société égyptienne et qui eut, en 2010, un grand retentissement dans son pays, Mohamed Diab est selon toute apparence un réalisateur à fibre sociale. La réalité égyptienne, il est vrai, n’encourage pas au romantisme.

Six ans après ce premier titre, après que le réalisateur s’est engagé comme citoyen dans les événements révolutionnaires, Clash, son deuxième long-métrage, en témoigne de nouveau. Ce film est en effet consacré à la terrible répression mise en place par l’armée, consécutive à l’éviction du président pro-islamiste Mohamed Morsi, et à la fracture du pays en deux camps violemment opposés.

C’est donc à l’été 2013, deux ans après le printemps égyptien, que le réalisateur situe son propos, alors que des manifestants de bords opposés sillonnent la ville – les uns fidèles à la congrégation des Frères musulmans et soutiens du président Morsi, les autres contre lui. Ils se font indifféremment embarquer dans les mêmes paniers à salade et copieusement matraquer au passage. Tourné en vingt-six jours dans une réplique de fourgon de huit mètres carrés avec une bonne quinzaine d’acteurs dedans, Clash vise à l’évidence l’effet de réel, que la conception dramaturgique du réalisateur (hystérie entretenue à feu constant, jeu grandiloquent, vaste échantillonnage sociologique, opposition frontale des deux clans) a tôt fait de convertir en morceau de bravoure.

A peu près comme dans Les Femmes du bus 678, la surcharge est de nouveau le problème du film, dans la mesure où il n’y a pas lieu de penser qu’elle fasse, comme chez un Youssef Chahine ou un Yousry Nasrallah jouant avec une subtile tendresse de cet apanage du film populaire égyptien, l’objet de la moindre distanciation. Restent le récit et sa parabole, aussi honnêtement et impartialement menés que possible dans le cadre d’une mise en scène à ce point préoccupée par son tour de force, à quoi le spectateur ne pourra qu’être par principe sensible : la vaine exacerbation idéologique et religieuse qui pousse les hommes à s’entre-détruire, l’absurde et chaotique désagrégation de la société qui en découle, la cynique répression étatique qui met, à son seul profit, le couvercle sur tout ce qui ce bouge. J. M.

« Clash », film égyptien de Mohamed Diab avec Nelly Karim, Hany Adel, Tarek Abdel Aziz (1 h 37).

CARTES POSTALES D’EUROPE : « Where to Invade Next », de Michael Moore

Where To Invade Next Bande annonce VO ST ( Documentaire - 2016 )
Durée : 02:11

Fort du constat que les Etats-Unis ont perdu toutes leurs guerres depuis la seconde guerre mondiale, Michael Moore se propose d’envahir l’Europe au nom de son pays, pour en ramener des bienfaits susceptibles de servir sa patrie.

De cette invasion on ne peut plus pacifique ressort un voyage insolite et pittoresque à travers le Vieux Continent, dont Moore repartira après avoir annexé d’autorité les congés payés en Italie, la qualité des cantines scolaires en France, les prisons modèles en Norvège, la législation sur la consommation de drogue au Portugal, le système éducatif en Slovénie, l’efficience démocratique en Islande, on en passe, et des meilleures.

Chaque étape est fabriquée sur le même moule : un Moore faussement ébahi, clignant de l’œil vers le spectateur américain, dialogue avec un interlocuteur qui lui ouvre les perspectives inouïes d’un modèle d’intelligence politique et d’ouverture au monde.

Il est toutefois quelques réalités que Michael Moore passe sous silence et qui limitent singulièrement la portée de ses découvertes. La première tient à l’exemplarité des cas qu’il nous propose, dont rien ne vient attester qu’il s’agit d’une loi générale dans le pays qui l’abrite. La seconde est que la réunion artificielle de ces vertus européennes, à l’heure où se délitent toutes les avancées sociales et où remontent les vieux démons, ne témoigne au fond d’aucune réalité européenne en tant que telle et pas davantage d’une quelconque nation qui la constitue.

Car il est assez clair, en dépit des apparences, que Michael Moore dialogue en cette affaire moins avec l’Europe qu’avec l’Amérique. Tout au plus la fantasme-t-il, à l’heure où elle n’a jamais été aussi inféodée au modèle américain, comme un autre de l’Amérique. On pourrait donc imaginer, en guide de relance à Michael Moore, un film qui épinglerait au moins une vertu dans chaque Etat d’Amérique et ferait une aussi belle carte postale à destination de l’Europe. J. M.

« Where to Invade Next », documentaire américain de Michael Moore (2 heures).