Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne. | FREDERICK FLORIN / AFP

Une lettre exigeant des explications, en attendant une réaction que beaucoup à Bruxelles espèrent vigoureuse. Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a adressé un courrier à Neelie Kroes, jeudi 22 septembre au matin, au lendemain des révélations des BahamasLeaks sur la société offshore cachée de l’ex-commissaire européenne à la concurrence, Mint Holdings Limited.

M. Juncker veut obtenir des éclaircissements, de la part de Mme Kroes, sur la société bahamienne dont elle a été directrice de 2000 à 2009, tout en étant en poste à Bruxelles (à partir de 2004). « Une fois que tous les faits seront sur la table, nous déciderons des prochaines étapes et actions », précise-t-on à Bruxelles, sans qu’aucune date butoir soit fixée.

Des sanctions sont envisageables si les faits reprochés sont confirmés, ajoute-t-on, « nous avons des règles très strictes en place, en commençant par le traité lui-même (le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) et il est important que ces règles soient respectées par tous ceux qui ont l’honneur de servir en tant que membres du Collège ». Les anciens commissaires sont notamment liés par des obligations de discrétion et d’intégrité et soumis à des règles strictes de transparence.

« De bonne foi »

Les informations des BahamasLeaks – ces données confidentielles issues de ce paradis fiscal des Caraïbes, sur lesquelles Le Monde a enquêté avec ses partenaires du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) – posent des questions d’éthique et d’éventuels conflits d’intérêts.

Mint Holdings a été créée dans le but de racheter des actifs dans le secteur de l’énergie, alors que Mme Kroes a défendu, à Bruxelles, la libéralisation du marché du gaz. L’un des associés de l’ancienne commissaire néerlandaise dans Mint Holdings était un proche conseiller du prince héritier des Emirats arabes unis, avec qui elle fut en affaires aux Pays-Bas, et ce projet de rachat d’actifs devait être financé par des fonds émiratis et saoudiens.

Dans un communiqué de presse diffusé jeudi depuis les Pays-Bas, Neelie Kroes a réaffirmé avoir omis de déclarer l’existence de Mint Holdings et n’y avoir jamais tenu de rôle opérationnel. Elle pensait en avoir été rayée en tant que directrice dès 2002, deux ans avant son arrivée à la Commission. « Neelie Kroes regrette cet enchaînement d’événements, mais (a) toujours agi de bonne foi », écrivent ses avocats. Selon eux, elle aurait « violé » le code de conduite des commissaires européens à son insu.

L’affaire a scandalisé au Parlement européen

Au Parlement européen, l’affaire Kroes, succédant au scandale Barroso de juillet – du nom de l’ex-président de la Commission européenne José Manuel Barroso, embauché par la banque d’affaires américaine Goldman Sachs pour l’accompagner pendant le « Brexit », – a scandalisé. Mme Kroes était membre de la Commission Barroso.

« La conduite présente et passée des commissaires doit être exemplaire (…), cela jette une ombre sur Kroes », a lancé le président du Parlement européen, Martin Schulz, dans un tweet assorti du hashtag BahamasLeaks. « Les conflits d’intérêts n’ont pas leur place dans l’Union européenne », ajoute M. Schulz.

Les membres de la commission d’enquête créée après les PanamaPapers – la précédente enquête des médias partenaires d’ICIJ – se montrent plus virulents. « Nelly Kroes étale son cynisme et le mépris de son mandat. L’ancienne vice-présidente de la Commission européenne ajoute à l’iniquité d’une Commission Barroso qui est déshonorée jusqu’au sommet », déclare ainsi Emmanuel Maurel, député européen (groupe Socialistes & Démocrates).

« Les liens consanguins »

« Mme Kroes a présidé à la libéralisation au forceps du marché de l’énergie, et notamment du gaz, de l’Union européenne, poursuit le député socialiste. Or la société offshore aux Bahamas (qu’elle) dirigeait (…) était au service d’un plan de rachat gigantesque dans le secteur énergétique. (…) Nul doute que l’intérêt de ces hommes d’affaires (…) représentait celui d’un secteur privé qui attendait beaucoup des privatisations dans le secteur de l’énergie en Europe. » « Les liens consanguins entre l’élite politique de l’Union européenne et l’oligarchie, entre les intérêts privés et les mandataires de l’intérêt général européens étaient déjà bien connus, mais le cas Neelie Kroes en apporte une preuve dramatique, dont tout le monde se serait bien passé », achève-t-il.

Plus mesuré, le porte-parole du groupe PPE (centre droit) au Parlement européen a estimé qu’il fallait, « comme dans d’autres révélations similaires, (…) avancer avec prudence, agir de manière ordonnée et ne pas tirer de conclusions prématurées ».

Tandis que la classe politique se débat avec cette nouvelle affaire, la société civile espère, elle aussi, des éclaircissements. Pour l’association anticorruption Transparency International, les nouvelles investigations de l’ICIJ « montrent l’urgence de mettre fin aux sociétés écrans et de faire la transparence sur la propriété réelle des entreprises ». « Cette enquête met à nu une nouvelle place forte du secret bancaire. Elle met l’Union européenne en demeure d’agir, estime Daniel Lebègue, président de Transparency France et ex-directeur du Trésor, y compris pour sanctionner Mme Kroes si les faits sont avérés. Le code de déontologie des commissaires européens et la loi ne sauraient être ignorés. »